_____Franchement, j’ai du mal à y croire.
Il y a quelques mois, à l’occasion des cinquante ans de la création de leur maison d’édition, les écrivains à succès Frank & Stein ont organisé un jeu-concours sur le thème de l’histoire d’épouvante. Et, même si je ne me souviens plus vraiment pourquoi, j’ai décidé de participer, sans doute sur un coup de tête. Moi, je ne suis pas écrivaine. Mais par contre, je connais beaucoup de légendes marines, allant des histoires de monstres terrifiants qui hantent les abysses à celles décrivant des bateaux-fantômes maudits qui écument les mers à la recherche de leur âme égarée. Du coup, sans doute que je voulais en partager une, ou peut-être ai-je été attirée par la possibilité de gagner un an de soupe au potiron gratuite à l’auberge de la citrouille qui ricane…
_____Toujours est-il que, aussi incroyable que cela puisse paraître, j’ai gagné le gros lot. Oui, le gros lot, pas juste deux ou trois portions de soupe ou un bonbon farce et attrape, non : le gros lot. À savoir le fruit du mille-pattes, un zoan du type normal qui, comme son nom l’indique, permet à son utilisateur de se changer en mille-pattes géant ainsi qu’en toutes les formes intermédiaires, ou disons hybrides entre l’homme et le mille-pattes… brrr. Autant dire qu’en recevant ce prix, j’ai été plus que dubitative… jusqu’au lendemain où, en lisant le journal, j’ai appris que je venais de gagner un objet qui valait quatre-vingt millions de berries sur le marché des fruits du démon !
_____Ni une, ni deux, je me suis précipitée à Logue Town où j’ai réservé une auberge et j’ai immédiatement contacté les journalistes pour leur annoncer que je voulais vendre le fruit, et que j’étais ouverte aux offres s’il y avait des intéressés. J’ai ensuite contacté la Marine, parce qu’ils ont plein d’argent et qu’un fruit du démon pourrait toujours renforcer leur puissance militaire. Malheureusement, il semble que leur budget est soumis à des contraintes administratives diverses et qu’ils ne peuvent pas me faire d’offre tout de suite… Sans me décourager, j’ai contacté différents chasseurs de prime, et d’autres personnes susceptibles d’être intéressées. Hélas, personne n’a semblé très excité à l’idée de se transformer en mille-pattes, ce que je comprends parfaitement.
_____Hier, j’ai refusé une offre d’un grossiste qui voulait me le prendre pour quarante millions. Certes, ça m’aurait permis de gagner du temps et de ne pas avoir à trouver LE client qui voudra bien payer le prix, mais quand même ! Je peux en tirer deux fois plus et, à la base, marchander c’est mon métier alors pas question de me faire avoir comme ça.
_____Aujourd’hui, j’ai été contactée par une société de déménagement qui, pour se protéger des pirates, a fait le choix d’engager des mercenaires redoutables et plus ou moins louches. Apparemment, posséder un fruit du démon serait un avantage considérable pour la compagnie dans ses négociations avec lesdits mercenaires, alors je dois aller les voir pour en savoir plus.
_____Le plus discrètement du monde, je me suis rendu dans leurs locaux, une petite annexe miteuse d’un magasin de pop-corn en périphérie du centre-ville. Il s’agit d’une petite pièce avec un comptoir et deux chaises, dans laquelle ils signent leurs contrats et accueillent les clients potentiels qui désirent discuter ou s’informer sur leurs offres. À part les quelques affiches qui résument leurs différents tarifs, la décoration se résume à un cheval de bois accroché à la porte d’entrée et à une peinture particulièrement réussie qui représente une famille heureuse dans une maison flambant neuve.
_____Derrière le comptoir, un homme sale et mal rasé m’accueille avec un sourire amusé. Sans plus de cérémonie, il m’offre un verre que je refuse poliment du fait de son odeur infecte et me prie de m’assoir face à lui.
— Alors, que puis-je faire pour toi petite ? Tu as besoin de nos services ?
— Euh, non… j’ai entendu dire que vous vouliez faire l’acquisition de mon fruit du démon, alors je…
— Ahhhh, c’est toi ! Mais oui, le patron m’a parlé de toi. Est-ce que je peux voir l’objet ?
— Euh, oui…
_____Je le sors de mon sac et déballe le tissu qui le protège des insectes et de l’humidité. Enfin, je pose délicatement le fruit sur le comptoir et je le laisse le contempler, tout en lui signalant que ce n’est pas la peine d’essayer de mettre la main dessus avant d’avoir payé. C’est noir. Le fruit est grand et se présente d’un seul bloc, avec des formes qui ressortent en relief comme pour une grappe de raison, mais en plus acérées.
— Il est ressemblant en effet, mais je vais devoir l’examiner de plus près. Nous ne pouvons pas dépenser notre argent pour quelque chose qui pourrait très bien être une reproduction, tu comprends.
— Mais… Je suis passée au journal, et j’ai ici un document qui décrit parfaitement le fruit avec des illustrations !
— Hélas, ce n’est pas une preuve, au contraire : tu pourrais très bien avoir fait une imitation.
— Mais, je…
— Nous devons l’examiner avant de prendre notre décision. Nous te paierons plus tard.
— Ah non, hein ! C’est hors de question.
_____Ce discours, je l’ai déjà entendu plusieurs fois. La première fois, je ne me suis pas méfiée et j’ai confié une feuille d’or qui ne m’a jamais été payée, sous prétexte qu’elle avait été détruite dans l’expérience qui devait certifier ou non s’il s’agissait bien d’une feuille d’or, ce qui prouvait – m’a-t-on dit – que ça n’en n’était pas une. La deuxième fois, je me suis retrouvée avec un diamant deux fois plus petit que celui que j’avais à la base, soi-disant parce c’était un faux, qu’il s’était cassé sous leur burin et que c’était tout ce qui en restait. Alors non, c’est mort de chez mort ! Pas moyen que je me fasse avoir une troisième fois, surtout pour quelque chose d’aussi précieux qu’un fruit du démon. Cette fois, je ne prendrai pas le moindre risque : je ne le laisserai tout simplement pas y toucher.
_____Malheureusement, j’ai beau proposer tous les arguments et les alternatives qui me viennent à l’esprit, mon correspondant n’en démord pas et demande à pouvoir examiner le fruit, et pour ça il a apparemment besoin de le prendre dans la main. Après une heure d’un dialogue de sourds, nous décidons qu’il est préférable d’en rester là pour l’instant et nous nous séparons en nous promettant de se recontacter si l’un ou l’autre parvient à trouver un compromis.
_____Mince alors, je ne savais pas que ce serait aussi compliqué de vendre ce fruit !