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L'Agneau de bibliothèque

   

    Alors qu'il se prélassait dans son salon, Kant observait avec émerveillement la bibliothèque de son enfance. De nombreuses étagères, ornées de reliures usées par les années, s'étendaient le long des murs. C'était grâce à ces innombrables pages, qui trônaient dans ce vénérable meuble rongé par le temps, qu'il avait jadis nourri son esprit et découvert les vastes horizons du monde auquel il appartenait. Plus qu’un refuge, cette bibliothèque fut pour lui un portail vers d’autres temps, d’autres réalités, au sein desquelles son esprit fit ses premiers voyages. Dans cette contemplation, Kant fut saisi par un sentiment de reconnaissance. Il ressentait une sorte de gratitude sincère à l’égard de ces ouvrages qui, l’un après l’autre, constituèrent les premières marches de l’escalier vers l’érudition.

« Dis m’man, lança-t-il sans quitter les reliures du regard. Il manque beaucoup de livres, tu m’as dit les avoirs donnés ; mais à qui, au juste ? »

Pan, qui s’affairait dans la pièce voisine, sortit la tête par l’entrebâillure de la porte pour répondre.

« Eh bien, à d’autres gosses ! dit-elle. T’imagines pas le nombre d’enfants qui passent l’essentiel de leurs journées à contempler les moutons… Comme tu n’étais plus là, je me suis dit que tous ces bouquins pourraient peut-être les aider à devenir des p’tits malins, comme toi ! »

Kant sourit.

« Figures toi qu’il y avait deux ou trois bouquins d’une grande valeur… renchérit Pan. Ceux-là, je les ai vendus ! »

« Vendus ?! répondit Kant, surpris. Mais à qui ? »

« À ton avis ? répondit Pan. Qui est-ce qui a assez de pognon à allonger pour des vieux livres poussiéreux ? Althias, le nobliau ! »

Kant grimaça. Ses souvenirs d’Althias de Mistoltin, le petit seigneur local, n’étaient pas des meilleurs. Quelques années séparaient les deux jeunes hommes et lorsqu’il était enfant, Kant était la cible des railleries incessantes d’Althias, qui prenait un malin plaisir à tourner ses dires en ridicule.

« Il n'a jamais quitté l'île, celui-là ? dit Kant sur un ton hautain. Il doit être encore plus naze qu’avant ! »

Pan ne répondit rien, mais elle lança à son fils le regard réprobateur d’une mère qui ne souhaite pas entendre de grossièretés dans la bouche de son enfant.

    Le lendemain matin, après un déjeuner tardif, Kant emprunta les chemins le menant au port pour saluer les jeunes gens qui s’attelaient à la construction de l’ébénisterie. Les travaux progressaient rapidement, car chaque brique posée ravivait l'enthousiasme des artisans impatients d'inaugurer la boutique où ils exerceraient leur métier. Puis, sans attendre, Kant remonta le cours de la rivière Jouenne et prit de nombreux sentiers jusqu’à l’imposante demeure d’Athlias. Le vent frais qui s'engouffrait entre les arbres brassait les feuilles et les pensées tourmentées de Kant. Son cœur était empli d’une certaine appréhension à l’idée de revoir Athlias et il se demandait comment ce dernier le recevrait. Daignerait-il seulement le recevoir … ?

    Tandis qu'il ruminait debout derrière la haie qui entourait la demeure, Kant entendit le bruit grinçant d'une charnière. Quelqu'un sortait de la maison. Se glissant furtivement comme une ombre dans la nuit, une élégante jeune femme au style vestimentaire singulier traversa la cour et franchit le portail. Un coup d'œil rapide lui permit d'apercevoir Kant, qui resta muet, pris de court. Elle le toisa d'un air effronté et s’en alla, s’évanouissant si rapidement derrière les arbres que le jeune homme crut pendant un instant l’avoir rêvée.

« Eh bien, ne serait-ce pas le fauteur de troubles ? Que viens-tu faire ici, Tanuki ? »

Ces mots surprirent Kant, qui n’avait ni vu ni entendu Athlias s’approcher. Il était vêtu d’un ensemble riche et élégant, paré de gants de cuir et ses cheveux soigneusement peignés reflétaient la lumière du soleil, l’élevant au pinacle de l’esthétisme. À côté, Kant ressemblait à un vulgaire vagabond. En d’autres circonstances, il n’aurait pas été impressionné par cet accoutrement seigneurial, mais la relation entre les deux hommes était telle que Kant ne pouvait cacher son émerveillement. Ni sa jalousie, d’ailleurs.

« Je… balbutia-t-il. Je viens chercher les livres de ma mère. »
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    La demeure d’Athlias était pourvue d’innombrables pièces s’élevant sur plusieurs étages. Bien qu’enserré entre les murs, Kant avait toujours l’impression d’être au-dehors tant il baignait dans la lumière qui inondait l’intérieur par les multiples fenêtres. Tout le mobilier soigneusement positionné et entretenu dégageait une telle authenticité qu’il semblait appartenir à d’autres lieux et à d’autres temps, comme s’il était pétri d’histoires captivantes. L’œil de Kant fut irrésistiblement attiré par les hauts murs sur lesquels trônaient de magnifiques tableaux. Plusieurs collections de peintures venues de toutes les Blues égayaient les pièces et donnaient à la demeure d’Athlias l’allure d’un musée.

« Cela te dérangerait-il de patienter ici ? demanda Athlias. Je dois m’absenter quelques instants. »

« Non, pas du tout. », répondit Kant, les yeux rivés sur l’immense bibliothèque s’étendant sur toute la longueur du mur et qui s’élevait du sol au plafond.  

Athlias possédait une telle quantité d’ouvrages qu’il était nécessaire d’arpenter les étagères à l’aide d’un marchepied. Kant s’en réjouit ; l’appréhension qui l’avait accompagné avant d’entrer ici commençait à disparaître. Depuis son plus jeune âge, il voyait dans les livres le symbole d’une fraternité secrète. Quelqu’un qui possédait une telle bibliothèque pouvait-il vraiment nuire à son monde ?


    Kant aperçut une reliure suscitant sa curiosité. Le livre s’intitulait « Le troisième rempart » et portait sur les us et coutumes particulières de la noblesse de Saint-Uréa, sur South Blue. Comme c’était étrange de trouver un livre à ce sujet, ici, sur la Mer du Nord. Quelques mois plus tôt, Kant avait découvert Saint-Uréa et toutes ses turpitudes. Il s’était confronté à la cruauté du monde en posant les yeux sur les remparts qui servaient à séparer ceux qui détenaient le pouvoir du reste de la population. De simples murs de pierre, séparant les rêves, la paix et l’abondance du désespoir, de la cruauté et de la faim. Il prit le livre et le parcourut. Quand Athlias reviendrait, il lui raconterait comment est-ce que ses privilèges et ceux de la noblesse tout entière continuait à ronger et tuer d’innombrables innocents. Kant pensait qu’il pourrait ainsi, par le biais d’une simple conversation, remettre à sa place ce nobliau qui l’impressionnait tant par son faste.

« J’ai eu vent de ton altercation avec le Colonel Felix, dit Athlias qui s’était subrepticement glissé dans la pièce. C’est une chance que cet homme sache faire preuve d’écoute, en témoigne la mansuétude qu’il eut à ton égard. J’ai quelques souvenirs de toi étant enfant, mais je n’aurais jamais pensé te revoir. À vrai dire, je pensais que tu étais… »

« Eh non ! l’interrompit Kant, comme s’il ne tenait pas à entendre les derniers mots d’Athlias. Et t’étais où, toi, en 1623 ? Quand j’ai appris que la Marine s’était faite écrasée par Sutero, j’ai voulu voir de quel bois se chauffait le Colonel Félix. Bon, c’était pas ma meilleure idée, j’avoue… »

« Certes, dit Athlias. Mais tout semble être rentré dans l’ordre, et j’en suis fort aise. J’ai aussi eu vent de ton engagement auprès d’Hojimo Kanemitsu et de ses apprentis. C’est une bonne chose que tu sois revenu parmi nous. »

La prévenance d’Athlias gênait Kant au plus haut point ; mais elle dissipa en lui toute volonté de confrontation. Les deux hommes prirent place autour d’une grande table en ivoire dressée au milieu de la pièce. Kant tenait Le troisième rempart dans ses mains, mais il n’osa ni engager la discussion à propos de Saint-Uréa, ni relater les faits qui s’y produisirent, de peur qu’ils ne témoignent un peu plus de son irresponsabilité.

« Voici ce que j’ai acheté à Pan, dit Athlias en posant deux vieux livres sur la table. Sais-tu de quoi il s’agit ? »

Kant tendit les mains pour se saisir des livres, mais la table était trop vaste pour ses bras courts. Dans un autre contexte, il serait monté sur la table en arguant qu’il était absurde de posséder du mobilier si encombrant, mais il n’en fit rien. Avec une précaution superflue, il souleva et recula sa chaise, fit le tour de la table et se saisit des bouquins. Ce n’étaient pas des livres à proprement parler, mais des carnets. Les reliures montraient des signes d’usure, avec des coins émoussés et des coutures fragiles. Ils ne portaient aucun titre et des taches d’encre et de poussière parsemaient les pages abimées. Kant les étudia quelque temps sans mot dire. Les pages étaient rapidement griffonnées, mais aisément déchiffrables.

« Les faits qui y sont relatés… dit enfin Kant. Ils ont l’air réels, ce sont des journaux de bord ? Mais de qui ? »

« Bonne question, répondit Athlias. Ils ne sont pas signés, mais ils sont datés. Ces récits remontent à 1575 et relatent certaines opérations accomplies par des révolutionnaires de l’époque. »

« Qui se sont déroulées… » dit Kant en feuilletant les carnets.

« Un peu partout sur les Blues, dit Athlias. À l’époque, la Marine était secouée par des problématiques internes et une nouvelle vague de piraterie déferlait sur Grand Line. La cause révolutionnaire s’est propagée un peu partout sur les Blues à cette occasion. Si les faits relatés dans ces carnets sont exacts, je doute fort qu’ils aient appartenu à de simples agitateurs... »

« Des hommes de ‘Freeman’ ? » s’interrogea Kant.

« Non, tu te trompes, répondit Athlias. Je ne suis pas un expert sur la question, mais Adam Freeman s’est fait tristement connaître bien des années plus tard. Ces feuillets datent d’avant son arrivée à la tête de l’Armée Révolutionnaire et la naissance du ‘Conseil des Dragons’.»

Des tas de questions fusèrent dans la tête de Kant à mesure que s’étendait la conversation. Comment ces carnets de bord avaient-ils pu atterrir dans sa bibliothèque ? Quelle était leur vraie valeur ? Tout érudit qu’il était, il savait que ces lignes, très certainement interdites et redoutées par le Gouvernement Mondial, signifiaient infiniment plus que des milliards de mots cachés dans une bibliothèque conforme à la loi. Et l’Armée Révolutionnaire, qui n’était qu’un vague concept à ses yeux, semblait prendre vie dans cette discussion. Qu’était-elle vraiment ? Était-elle, comme il l’espérait secrètement, garante de la grandeur du destin humain ? Porteuse de rêves où la vie se joue à l’échelle grandiose du risque, du courage et de la justice ?

« Je te laisserai bien entendu parcourir ces carnets autant que tu le souhaiteras, dit Athlias d’une voix calme et posée. Tu trouveras aussi beaucoup d’ouvrages historiques dévoilant des bribes de vérité dans cette bibliothèque, puisque la question semble t’intéresser. »

« Pourquoi ? répondit Kant. Enfin, pourquoi tu dis que ça m’intéresse ? »

Athlias esquissa un sourire en coin, puis répondit : « Je l’ai deviné en voyant ‘Le troisième rempart’ que tu tiens dans tes mains. À moins que tu ne chérisses la noblesse de Saint-Uréa, ou que cela soit le fruit du hasard, j’imagine que ces sujets t’intéressent. »

Kant demeura silencieux un moment. Il éprouvait à nouveau une certaine gêne, celle d’avoir été si facilement cerné par son interlocuteur. Il comprit cependant que ses expériences à South Blues ne suffiraient pas à éclairer sa pensée et à définir sa position quant aux injustices du monde, et qu’il serait nécessaire d’en apprendre plus, voire beaucoup plus, avant d’espérer revendiquer quoi que ce soit.

*

     Tandis que le silence s’éternisait dans la pièce, il fut soudainement brisé par l’arrivée d’un servant d’Athlias. L’homme fit un signe discret, l’invitant à le suivre.

« Es-tu sensible à l’art ? lança Athlias à l’adresse de Kant qui s’était perdu dans les carnets. Je viens de me procurer une magnifique pièce originaire de South Blue. Veux-tu la voir ? »

Enchanté par cette proposition, Kant laissa les ouvrages sur la table d’ivoire et suivit Athlias et son domestique à travers les immenses couloirs de la demeure. Ils arrivèrent dans une pièce très lumineuse, mais complètement vide. Les murs blancs reflétaient la lumière avec une intensité telle qu’on aurait dit que le soleil brillait au-dessus de leur tête. Au centre, la toile était posée sur un petit chevalet de bois et ses couleurs éclataient de majesté. Kant n’en crut pas ses yeux, il connaissait parfaitement cette œuvre. Elle était signée Néreu Picassiette .
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« Comment ça, ‘elle est de toi’ ? » dit Athlias, quelque peu effaré parce qu’il venait d’entendre.

« Je te promets ! répondit Kant. Je comprends que ça t’semble complètement fou, mais cette toile, je l’ai peinte ! »

À ces mots, Athlias jeta un regard perplexe sur la toile de maître posée sur son chevalet, puis sur Kant. Ce qu’il venait d’entendre semblait le décontenancer, mais il n’en perdit pas pour autant sa noble prestance, demeurant digne et serein. Son regard se fit soudain plus hautain et il prit la parole d’une voix lasse.

« Tu divagues, dit-il. Cette œuvre est un chef-d’œuvre du célèbre Néreu Picassiette, un artiste connu et reconnu sur South Blue. Elle a été acheminée par ‘La Flaque’ grâce à un réseau confidentiel, elle vient tout droit du… »

« Du Royaume de Bliss ! l’interrompit Kant. Un chef-d’œuvre ? poursuit-il, goguenard. J’ai pris une heure pour la peindre, tout au plus ! Et ivre ! Ivre comme un coing ! Y’a pas d’talent là-dedans, c’est juste la signature qui lui donne de la valeur… »

L’assurance et la connaissance de Kant quant à l’origine de l’œuvre semblaient déstabiliser Athlias qui ne savait pas quoi répliquer. En réalité, Kant disait vrai. Quelques mois plus tôt au Royaume de Bliss, il avait brillamment usurpé l’identité d’un des artiste les plus célèbre de South Blue. Avec l’aide d’un complice, il était parvenu à écouler un grand nombre d’œuvres signées « Néreu Picassiette », le nom de celui-là même dont tous les nobles du coin cherchaient à acquérir les créations. Cependant, et à juste titre, Athlias n'était pas en mesure d'imaginer qu'un tel imbroglio puisse réellement exister. Il commença donc à penser que Kant cherchait peut-être à l'escroquer.

« Athlias ! dit brusquement Kant pour sortir son hôte de sa torpeur. Est-ce que tu as des toiles vierges ? »

« Hum, oui, quelques-unes, certainement, répondit Athlias. Pourquoi ? »

Sur ces mots, Kant dégaina ses ciseaux à bois avec une rapidité déconcertante. D’un geste vif, il pourfendit la toile posée devant lui, suscitant l’horreur et l’indignation autour de lui. Pris de panique, le domestique d’Athlias se précipita sur Kant et le projeta au sol pour le maîtriser. N’opposant aucune résistance, le jeune sculpteur fut entraîné au sol et demeura immobile.

« Pauvre fou ! s’exclama Athlias, qui pour la première fois semblait laisser libre cours à ses émotions. Tu viens d’éventrer une toile à plusieurs millions de Berries ! Une Picassiette ! Une inestimable toile qui… »

« Non, tu te trompes, l’interrompit Kant. Je ne suis pas un expert sur la question, mais je suis sûr que ce tableau ne vaut pas un sou. Donne-moi une toile, une heure, et je te l’prouve. »

Libérant son emprise à la demande d’Athlias, le domestique laissa Kant se relever et s’épousseter. Puis, à la demande son employeur, il partit chercher une toile vierge grâce à laquelle, l’espérait-il, le pourfendeur d’art pourrait rattraper sa folie. Grand amateur d’art et sensible à la beauté comme personne, Athlias souffrait réellement d’avoir perdu cette toile qu’il s’était donné tant de mal à faire venir jusqu’à Tanuki. Kant, de son côté, ne disait mot, préparant ses pigments et ses pinceaux, bien décidé à révéler à son hôte l’erreur de jugement qu’il commettait. Le domestique revint rapidement. À la demande de Kant, le chevalet fut déplacé dans la salle où trônaient la table d’ivoire et l’immense bibliothèque. Il ne tenait pas à prouver son talent en peignant une vulgaire ‘Picassiette’, mais en répliquant une des réelles toiles de maître exposée dans cette pièce.


     Aux yeux du faussaire, les couleurs ne paraissaient pas si riches et les formes, irrégulières et improvisées, pouvaient à première vue sembler difficiles à reproduire, mais il n’en était rien. Dans cet environnement calme et avec tout le temps qu’il lui était nécessaire, Kant parvint à répliquer la toile préférée d’Athlias avec une facilité déconcertante. À l’œil nu, aucune différence n’était plus perceptible entre l’original et l’imitation. Déposant le dernier coup de pinceau d’un geste doux, Kant fit quelques pas en arrière et observa son œuvre, silencieux. Soudainement, il baissa les bras et prit une grande inspiration.

« Fiouuu, pas simple celle-là, pas trop dure non plus, mais pas simple ! lança-t-il avant de se retourner vers Athlias. Alors, qu’est-ce que t’en penses ? »

Pendant plusieurs minutes, Athlias ne dit rien. Son regard oscillait entre l’œuvre de Kant et la toile originelle, comme s’il cherchait farouchement à déceler une défaillance dans l’œuvre du faussaire. Au bout de quelques minutes, il se rendit à l’évidence : Kant disait vrai. Il comprit alors qu’en tant que passionné, il touchait du bout des doigts la quintessence même de la vacuité artistique. Ébranlé par l’avidité, Athlias saisit Kant par les épaules.

« Incroyable ! s’exclama-t-il. C’est tout bonnement incroyable ! Combien ? Combien peux-tu m’en faire, peux-tu reproduire toutes les œuvres qui sont ici ?! »

Las, Kant se contenta de sourire et, d'un geste délicat, il retira la main d'Athlias de son épaule.

« Il est tard, je vais rentrer chez moi, répondit-il. Nous en reparlerons demain, si tu veux bien. »

Sur le chemin menant jusqu’à ses pénates, Kant se laissa envahir par une oscillation subtile entre avidité et raison. Ses humeurs de contrebandier lui hurlaient de soutirer à Athlias autant d’argent qu’un noble de sa trempe était capable d’en dépenser, mais l’amour de sa terre natale lui suggérait autre chose. En entrant chez lui, il vit sa mère installée dans le canapé, livre en mains.

« Te voilà ! dit-elle. Tu étais à l’ébénisterie, je suppose ? »

« Non… répondit Kant. Je me suis perdu ... dans une bibliothèque. »
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« Pourquoi est-ce que tu t’intéresses tant à ces histoires de révolutionnaires ? » s’exclama Pan qui commençait à perdre patience. Depuis qu’ils s’étaient mis à table pour dîner, Kant n’avait cessé de poser des questions alambiquées à propos de la Révolution, comme s’il ne souhaitait pas exprimer clairement le fond de sa pensée.

« Tu sais très bien ce que je pense d’eux ! renchérit Pan. Pirates ! Soldats ! Ils sont tous à mettre dans le même sac ! Tous zélés, tous prêts à mourir pour des… »

« Je sais ! L’interrompit Kant. Et, peut-être parce que tu m’as élevé, j’ai toujours pensé comme toi. Mais j’ai vu des choses, loin sur les mers, sur des îles où tu ne mettras certainement jamais les pieds ! J’ai vu des enfants traîner… errer… mourir même ! À cause d’un ordre cruel, installé et maintenu par le Gouvernement ! Le Gouvernement ! Comment veux-tu que j’y sois insensible ? »

Pan regardait son fils s’étrangler avec son propre discours, submergé par ses émotions. Elle prit le temps de laisser s’installer un silence salvateur et pesa avec précaution chacun des mots qu’elle s’apprêtait à dire. Délicatement, elle déposa ses couverts sur la table et plongea son regard dans celui de Kant.

« Bousculer l’ordre injuste peut sembler honorable, dit-elle d’une voix ferme. Mais n’oublie jamais que ceux qui renversent l’ordre établi finissent toujours par instaurer le leur sur les ruines du précédent. Les idées… elles ne vaudront jamais que l’on se sacrifie pour elles. »

« Je le pensais aussi, dit Kant. Maintenant, j’en doute. »

Ils terminèrent leur repas en silence.

*

    Le lendemain, Kant s’éveilla dans la lumière du matin. Pour autant qu’il s’en souvienne, il dormit dans le plus parfait contentement malgré les tempétueuses réflexions qui traversèrent son esprit la veille. Il se leva d’un bond, revigoré. Une grande journée l’attendait et il ne perdit pas une seconde, s’élançant sur les chemins qui menaient au port. Comme chaque matin depuis quelques jours, il se rendit au chantier où l’ébénisterie poussait de pierre en pierre et salua les artisans et les ouvriers qui déjà s’affairaient. S’il ne participait pas à l’édification de sa future boutique, ce n’était pas par fainéantise, loin de là : une nouvelle idée l’animait et nécessitait que tout son temps et ses efforts y soient consacrés. Ainsi, il emprunta le chemin qui donnerait vie à cette idée en se dirigeant vers la demeure du seigneur oisif, Athlias de Mistoltin.

    Le chemin de Kant longeait la rivière Jouenne dans laquelle il prit plaisir à sautiller, transporté par une humeur excellente qui révélait toute sa nature enfantine. Courant, cabriolant, sifflant pour répondre aux étourneaux, le jeune adulte puisait dans sa terre natale une joie de vivre rayonnante. Soudain, Kant discerna un sifflement qui n'avait rien à voir avec celui d'un oiseau. En se retournant, il aperçut l’extrémité d’une chaussure dépassant derrière le tronc d’un hêtre. Des enfants le suivaient et l’espionnaient. La veille, il les avait croisés alors qu’ils scrutaient l’horizon, hébétés. Sans doute était-il en ce jour l’unique source de distraction et de curiosité pour ces enfants. Cette pensée le flatta d’abord, puis elle l’encouragea surtout à mener à bien son projet.

    En débarquant chez Athlias, Kant remarqua qu’il était fort attendu : l’accueil qui lui fut réservé n’avait rien à voir avec celui de la veille. Un domestique se précipita pour lui proposer à boire, tandis qu’un second s’empressa de parcourir l’immense demeure pour prévenir le seigneur de son arrivée. Athlias ne tarda pas à se montrer. Il avait un air fatigué, comme s’il avait été rongé par une nuit sans sommeil, ce qui ne semblait pourtant pas altérer son enthousiasme.

« Tanuki, te voilà ! dit-il, avant de se corriger. Kant, pardon. J’ai eu de grandes idées cette nuit, de grands projets nous attendent ! Ton talent est venu à bout de ma contrariété ! »

« Eh ben, c’est sympa, répondit Kant, sincèrement flatté. Dis, Athlias, la ‘Picassiette’ que tu t’es procurée… Comment ? Enfin, j’veux dire, comment tu te l’es procurée et aussi… combien tu l’as payée ? »

« C’est à croire que nos discussions nous ramènent toujours au même point… » répondit Athlias.

Avant d’en dire plus, le seigneur oisif invita Kant à le rejoindre dans la pièce où, la veille, ils s’étaient entretenus. À nouveau, ils prirent place autour de la grande table d’ivoire et se livrèrent à une nouvelle discussion. La toile qu’avait réalisé Kant au Royaume de Bliss avait transité par les réseaux aquatiques de « la Flaque », passant ainsi de South à North Blue. Mais « le point » évoqué par Athlias quelques secondes plus tôt faisait référence à la Révolution. Les réseaux révolutionnaires du Royaume de Bliss s’étaient emparés de toutes les œuvres estampillées « Néreu Picassiettes » afin de les écouler au marché noir pour financer leur cause.

« Mais, du coup… s’interrogea Kant. La jeune femme que j’ai vu sortir de chez toi hier, elle… »

« Oui, répondit Athlias. Tous les partisans de la Révolution ne sont pas d’effrayants criminels… Ils sont parfois même plutôt raffinés. Quoi qu’il en soit, il vaudrait mieux, pour notre bien à tous, que ce que je te révèle ici demeure secret. »

Kant acquiesça et resta silencieux, songeur. Au bout de quelques minutes, le regard d’Athlias s’anima à nouveau d’une lueur particulière. Le sujet revint alors sur l’art en lui-même, plus précisément sur la contrefaçon réalisée par Kant la veille.

« À ce sujet, j’ai une proposition à te faire, lança Kant. Tu m’as bien dit que la ‘Picassiette’ t’avait coûté des ‘millions’, non ? Voilà ma proposition ! Je reproduirais chacun des tableaux que tu détiens, en échange de … ta bibliothèque. »

Athlias s’esclaffa. Sensible à l’art, il l’était, mais pas au point de se séparer de sa précieuse collection d’ouvrages. Il déclina poliment la proposition.

« Non, non… renchérit Kant. Je ne veux pas que tu me donnes tes livres, mais j’aimerais qu’ils soient... accessibles, et à tous. T’imagines pas combien ça m’aurait rendu heureux d’avoir accès à tant d’ouvrages quand j’étais p’tit ! Pour tout te dire… j’aimerais édifier une bibliothèque pour les gens de Tanuki, mais j’ai investi la quasi-totalité de mes économies dans l’ébénisterie… Sans ton aide, impossible de donner vie à c’projet. »

Athlias fit une moue dubitative, puis sembla considérer plus sérieusement l’offre de Kant…  
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    La journée filait à toute vitesse. Kant et Athlias continuèrent à converser au propos de cette transaction toute particulière. Comme il jouissait de nombreux contacts avec des receleurs d’Art, il paraissait opportun au nobliau d’obtenir de nouvelles copies conformes de ses plus belles pièces. Il espérait ainsi s’en servir comme monnaie d’échange pour acquérir toujours plus d’œuvres de renom.

« 20 »
« 5 »
« 15 »
« 10 »
« … marché conclu ! » dit Athlias.

Dix œuvres, ou plus exactement dix répliques : c’est sur ce nombre que les deux Tanukiens s’entendirent. En échange du financement des travaux nécessaires à l’édification de la bibliothèque et du prêt d’une large part de sa collection d’ouvrage, Athlias obtiendrait de Kant qu’il réalise une dizaine de toiles. Au fil des heures passées ensemble, les deux jeunes hommes s’estimaient de plus en plus, ce qui facilita grandement la transaction. Aucun d’entre eux ne pinailla sur les coûts et les bénéfices réels qui concernaient les deux partis.

    Dès la fin du jour, Athlias fit venir les ouvriers qui avaient œuvré pour son compte lors de la reconstruction du village de Bonchamp. Fort qualifiés, ces hommes originaires de l’île connaissaient leur métier et il était certain qu’ils façonneraient la bibliothèque en un rien de temps. À la demande de Kant, c’est un lieu proche de sa demeure, juste derrière le port, qui fut choisi. Il s’agissait d’une vieille grange abandonnée depuis longtemps, dotée de solides murs en pierre que le temps ne parvenait pas à ébranler. Une fois les directives reçues, les ouvriers prirent congé. Athlias se tourna alors vers Kant, arborant un air malicieux.

« Voilà pour ma part... dit-il. Il reste trois bonnes heures avant la tombée de la nuit, que dirais-tu de te mettre au travail dès maintenant ? »

« Bien volontiers ! répondit Kant. Par contre, en plus de tout l’matériel prévu, j’aimerais bien un petit… une p’tite bouteille de picrate ! »

Athlias accepta avec une générosité bienvenue et fort heureusement, Kant ne fut pas convié jusqu’à la cave de son hôte : il n’en serait alors jamais ressorti vivant. Verre en main, l’artiste faussaire se mit alors au travail. La première œuvre qu’il eut à produire n’était autre que la ‘Picassiette’ qu’il avait éventrée la veille, curieusement nommée par son auteur « La sirène de South Blue ». Réalisée en mêlant plusieurs techniques picturales, cette toile représentait ce qui semblait être une maison, dessinée avec des traits enfantins. Autour d’elle, des pigments de couleurs vives étaient utilisés pour peindre les contours d’un cheval tout aussi singulier que l’œuvre dans son ensemble. Contrairement à toutes celles qu’il réalisa par la suite, Kant ne prit aucun plaisir à faire cette copie qui, selon lui, relevait du mauvais goût, voire d’une absence totale de goût. Heureusement, on lui servit rapidement une seconde bouteille. Au bout de quelques heures, il termina.

« Brillant ! » s’exclama Athlias.

« Mouais… répondit Kant. Faudrait *buuurp*, faudrait m’payer bien cher pour que j’acrosse, j’arcrroche… pour que j’accroche ça dans mon salon ! »

La Sirène de South Blue:


    Les jours qui suivirent, Kant se rendit comme d’habitude au chantier où s’élevait doucement son ébénisterie, puis par la grange où se tiendrait bientôt la première bibliothèque de Tanuki. En un temps record, les ouvriers d’Athlias étaient parvenus à rendre aux murs leur splendeur d’antan. Débarrassés de toutes les plantes grimpantes qui les recouvraient, les grandes ouvertures murales de la bâtisse furent ornées de fenêtres par lesquelles la lumière s’engouffrait facilement. Un sourire de contentement se dessina sur le visage de Kant, qui prit rapidement la route le menant chez Athlias : de longues heures de travail l’y attendaient.


    De traits de pinceau en bouteilles vidées, de gravures en siestes éthyliques, Kant parvint, au bout de deux nuits et trois jours, à faire le bonheur de son hôte. Athlias se retrouvait désormais en possession d'une dizaine de copies conformes de ses œuvres les plus onéreuses et ne pouvait cacher sa joie.

« Merveilleux ! dit-il en contemplant la dernière œuvre de Kant. Ces deux-là sont mes préférées ! Les pachydermes de la mer blanche ! Je sais qu’il en existe deux autres, j’espère pouvoir échanger tes copies contre celles qu’il me manque ! »

Kant observa les deux œuvres, il s’agissait de simples dessins effectués sur du papier de qualité. Bien qu'il ait apprécié l'originalité dont l'artiste avait fait preuve, il ne parvint cependant pas à considérer ces œuvres comme étant réellement transcendantes.

Les pachydermes de la mer blanche:
« Mouais, c’est vrai qu’ils sont sympas, dit-il. Puis, il traversa la pièce et s’empara d’une de ses toiles. Y’a pas à dire, moi c’est celle-là qu’j’préfère ! Le petit bonhomme de la Lune. »

C’est avec un réel plaisir qu’il s’était attelé à reproduire cette toile, qu’il considérait sincèrement comme une pièce maîtresse de son auteur originel. Surement parce qu’il trouvait dans la curieuse expression du personnage représenté le reflet de son propre état d’esprit.

Le petit bonhomme de la Lune:

*

     Le lendemain, Kant ouvrit les yeux et sortit de son lit en trombe. Tel l’enfant qu’il était encore, il prit Pan par la main pour la conduire dehors, sautillant d’excitation. Le jour était venu d’inaugurer la bibliothèque. Durant ces longues journées passées en compagnie d’Athlias, Kant n’avait pas révélé à Pan ni ses projets ni ce à quoi il s’occupait : il s’agissait d’une surprise ! Sur les coups de dix-heures, ils arrivèrent devant la grange qui n’en avait plus du tout l’allure. Devant eux se dressait un joli édifice en pierre, muni d’une porte en bois robuste suspendue à des gonds solides. Ils saluèrent Athlias qui était sur place.

« Ta joie me ravit, Kant ! Mais ces étagères en pierre que tu as exigées… sais-tu combien elles m’ont coûtées ? »

« Elles sont nécessaires ! dit Kant. Rien de pire que du bois pour entreposer des livres, je ne veux pas que toute l’érudition de Tanuki parte en fumée à la moindre étincelle ! »

« Des livres ? » s’interrogea Pan.

Kant poussa délicatement la porte et posa le pied sur un parquet neuf et lustré. L’intérieur n’était pas bien vaste, mais les murs étaient ornés de magnifiques étagères en pierres, remplies des ouvrages que prêtait généreusement Athlias à quiconque voudrait venir les parcourir. L’édifice était baigné d’une lumière naturelle qui rendait l’atmosphère particulièrement agréable et chaleureuse. Une grande table rectangulaire trônait au centre, entourée de nombreuses chaises. Tout était exactement comme Kant l'avait imaginé dans ses rêves les plus sobres.

« Tadaaaaaa ! S’exclama Kant en regardant sa mère ! Bienvenue dans la toute première bibliothèque de Tanuki ! C’est super-super-super méga génial, non ?! »

Sincèrement émue, mais retenant ses larmes, Pan prit son fils dans ses bras. Athlias en profita pour s’éclipser discrètement.

« Et maintenant ? » dit Pan.

« Maintenant, répondit Kant, nous reste plus qu’à trouver une brouette ! Une brouette pour transporter tous mes livres de la maison jusqu’ici ! Une bibliothèque, ça se garnit ! »
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