Tetsuya Grinko [Terminé]

S’il ne peut se prévaloir d’être bien né, Tetsuya a au moins le mérite de disposer d’une excellente condition physique comme tout bon militaire au service actif qui se respecte. L’époque du jeune malfrat gringalet au corps de lâche semble n’être qu’un vestige d’un passé lointain et révolu tant le rythme des entraînements et l’adversité ont forgé le corps et l’esprit du marin d’élite accompli d’aujourd’hui. Pas de musculature hypertrophié aux veines saillantes comme les beaux éphèbes de la marine, seule une constitution dure et sèche tirant parti de longs segments et d’une stature athlétique dont Mère Nature l’a généreusement pourvu. Si ses sept pieds de haut pour quatre de large ne détonnent pas véritablement dans le décor d’une caserne d’officiers de l’élite, le quidam moyen se retournera en ville après son passage et saura conserver la réminescence de l’une de ces physionomie qu’on oublie jamais totalement. Au delà des seuls traits du personnage, le soldat dénote par sa présence et cette aura singulière de confiance et de charisme naturel qu’ont parfois ces officiers un peu trop présomptueux de leurs capacités. Ses détracteurs assimileront ce trait à de la nonchalance mal placée là où les autres y verront le garant d’une forme de force tranquille. La vérité demeure comme souvent à mi-chemin entre ces conjectures.

Un œil attentif pourra noter les stigmates des quelques années de service à la surface de sa peau. Chaque cicatrice est un témoin glorieux de la pugnacité de celui qui les porte haut. Chaque entaille, chaque blessure perpétue la fierté du survivant qui s’accapare la douleur passée pour mieux s’en abreuver au présent. Pour Tetsuya, la plus prégnante d’entre elles est celle qui serpente le long de son épaule gauche et qui s’étire jusqu’à sa poitrine, celle dont la morsure indélébile est indubitablement la plus vivace et celle par qui tout a basculé en haute mer sur West Blue. Celle qui a été frappé d’un tatouage gigantesque à l’effigie du monstre fabuleux et tentaculaire qui a envoyé par le fond le galion démâté du Ponton en cette nuit glaciale de 1626. Si cet évènement tragique a marqué l’avènement du soldat d'aujourd’hui, il semble pourtant qu’il n’est jamais réellement revenu des cales nauséabondes du vaisseau où il croupissait avec cinq cents autres âmes toutes trépassées.

Loin d’être le pur produit formaté des institutions Mariejoanne, l’officier a eu un passif tumultueux avant sa conscription. Passif dont il a conservé une forme d’autonomie et d’émancipation toute particulière dans les méthodes retenues pour parvenir à la réalisation des missions qui lui sont confiées. C’est l’avantage principal des corps des forces armées d’Élite, l’efficacité et la performance priment sur tout le reste. Sur les bancs du BAN, on a un proverbe pour décrire les deux écoles qui composent la typologie des officiers: "Il y a Jakku Kattar et il y a les autres". Comme beaucoup avant lui, Tetsuya s’inscrit dans les rangs de la seconde frange. Pas de Blanc Seing ou de carrière prestigieuse auréolée de gloire et d’une palanquée de hauts-faits à son palmarès, pas d’états de service irréprochables et d’uniforme bardé de médailles en tous genres, Tetsuya est de celle des repris de justice repêchés sur le fil avant la pendaison ou la condamnation à perpétuité dans les geôles oubliées. Une enfance passée dans la fange de Las Camp, c’est la garantie de ne rapidement plus entretenir la moindre illusion sur la dualité manichéenne des notions de bien et de mal. Pour lui, seul le pragmatisme et la détermination rentrent en ligne de compte dans l’arène des idéaux. Les champs d’honneur sont plein d’officiers vaniteux d’avoir œuvré pour le bien commun en laissant derrière eux une veuve éplorée et des enfants en bas age devant s’accommoder d’une demi solde d’un père ou d’un mari défunt. De l’adolescent traînant ses guêtres sur les terrains vague de Las Camp aux théâtres d’opérations de l’officier d’aujourd’hui, il a conservé cette combativité chevillé au corps qui le confine parfois à s’exposer délibérément au devant du danger. C’est un électron libre, un autodidacte qui trouve dans la confrontation un sacerdoce et une rédemption pour ses méfaits de sa vie passée. Le défi galvanise ses sens et remplit la brèche du vide viscéral et existentiel creusée en son for intérieur lors du naufrage de 1626. D’aucuns dirait qu’il chercherait un endroit pour mourir s’il ne faisait pas preuve d’autant de lucidité et d’application sur le champ de bataille. N’y a t’il pas de plus bel hommage pour un militaire que de décider de sa propre fin ?

Si pour lui l’éthique et la morale figurent au rang des concepts galvaudés, le soldat sait que les concessions sont parfois l’apanage du marin dans l’exercice de ses fonctions. Un accident, une bévue, un dérapage incontrôlé, une complication malvenue est si vite arrivée qu’il convient de temps à autre de faire preuve d’esprit de corps et d’avaler quelques couleuvres devant la hiérarchie pour préserver des lendemains radieux. Le tempérament est conciliant en la matière mais pas au point de se risquer à devenir le décrottoir sur qui les supérieurs s’essuient allègrement les grolles.

-Encore un à qui je donne pas trois heures avant de capituler au ramper dans la boue sous les barbelés. Y montre les canines mais il est pas foutu de mordre au sang. Tu parles d’un caïd, lopette va !
- Trois heures ? Dis donc Garry, t’es sacrément coulant avec le menu fretin aujourd’hui. Tu te serais pas amouraché de sa gueule d’amour par hasard ?
- Il a pas la carrure Henry ! C’est de la petite trempe tout juste bon à glavioter pour me cirer les pompes. Une vraie fiotte.
- Bien dit Jango, tu le veux pas pour faire la soubrette et s’occuper du ménage des casemates je suppose Bobby ?
- Négatif, tu présumes mal.
- Recalé donc
- Rien de personnel Kaiser.
- Mais ou est passé Lyanna au fait ?
- …
- Ah oui tu mégotes pas sur le camouflage !
- Toujours à se planquer et à jouer la carte du mutisme quand il faut statuer sur les nouveaux venus, franchement.
- Dernier dossier avant de becqueter hein, il y a du chili à la cantine. Les gars ont chopé des bestiaux dans la jungle avant de les découper en dés et de les faire mijoter pendant vingt quatre heures dans la sauce secrète de Kaiser. Choisis Dan mais choisis bien.

[…]

-Dis donc Dan, c’est pas le couteau le plus aiguisé du tiroir non plus celui là !
- T'as toujours eu la fibre du bon samaritain Dan.
- Je sais qu'on fait des merveilles avec ce qu'on a mais quand même, depuis quand c'est la cour des miracles ici ?
-Il a des arguments.
- Pas ceux que j'aime et qui vont par paire si tu me captes bien.
- Je vois bien mais le gaillard a un sacré paquet de défauts aussi. C’est pas du relevé que tu nous envoies là, tu nous as habitué à mieux.
- Que dit l’état civil ?
- Originaire de Las Camp, le quart de siècle. Le schéma classique, un peu touche à tout comme les gars du patelin. Larcins, castagne, menaces et extorsion avant de verser dans le combat clandestin puis de finir comme contrebandier après s’être fait jeter pendant quelques années.
- Des crimes de sang à son actif ?
- Rien qui figure dans le dossier en tout cas.
- …
- Ouais, le petit finaud a eu assez de nez pour pas se faire pincer. C’est pas le premier.
- C’est plutôt maigre niveau casse dalle. Rien de plus consistant à se mettre sous la dent ?
- Il est plutôt balèze, enfin pour un lambda je veux dire.
- Pff n’importe quoi ! Je le démonte en deux-deux ! Et à une main par dessus le marché ! Tu déconnes Henry, tu devrais arrêter les champignons que les mecs te ramènent de leurs escapades dans la jungle.
- Et toi Jango, qu’est que t’en penses ? T’as un avis constructif?
- Je le fume facile.
- Constructif, j’ai dit
- Comment il s’est fait boucler au fait ?
- Sissy l’a épinglé pour contrebande quand elle a placé le territoire sous loi martiale début 1625. Il faisait partie des premiers qu’elle a fait mettre aux fers pour l’exemple.
- Il bossait pour les Triades ?
- Niet
- Oh la petite Sissy ! Elle a formidablement bien évolué depuis son passage dans les parages ! Elle me rend fier
- Au moins son paternel a eu le mérite de faire une bonne action en tirant sa révérence après la débâcle des Saigneurs à Hinu.
- Putain de notables, tous les mêmes avec leur népotisme.
- Au moins celle là a pas fini en assistante parlementaire à l'assemblée des nations...
- Eustache a fini par l’avoir à la bonne d’ailleurs.
- Pas étonnant.
- Ouais, les rumeurs allaient bon train à l’époque.
- Du genre ?
- Le vieux lascar aurait eu un faible pour la petite ingénue.
- Connerie !
- Le dossier …
- Bien vu Dan ! Oui, donc rien de bien reluisant au final ? Le loustic croupit au trou et il fin-
- ‘Tendez c’est pas une taule comme les autres dont on parle là.
- Ouais c’est pas la prison privée de Classic Town et son caillou que le vieux Celdéborde a défendu contre Shoma.
- Hahaha Celdéborde, ce vieux grigou. Paraît que son secrétaire à l’Amirauté était truffé clichés de minettes en petite tenue qui posaient pour le calendrier de la marine.
- S'il se contentait de mater ...
- Ils ont tous des flopées de mômes illégitimes. C'est la rancon de la gloire, que veux-tu.
- Il créchait au Ponton.
- Ouais Ouais je charrie un peu, je sais. C’est de bonne guerre non ?
- Sissy a pas fait dans le demi-mesure, elle a balancé pèle-mêle tout ce beau monde dans un galion démâté sur un récif à quelques encablures de Las Camp. Et...advienne que pourra.
- Ah ca il y avait de la raclure parmi eux. Et pas des moindres.
- La sélection naturelle, il y a que ca de vrai !
- Rien de mieux pour que les moins bien lotis se fassent pousser des couilles, c’est clair.
- Entre les sables mouvants et la faune locale, les gars ont dû s’amuser comme des petits fous.
- Ils étaient combien là dedans ?
- les rapports évoquent cinq cents types.
- Cinq cents ...cadavres compris ?
- Mazette, ça devait puer le fauve.
- On peut au moins reconnaître au candidat qu’il a tâché de survivre l’année entière où il y est resté.
- Pas mal, j’avoue.
- J’ai vu pire !
- Ah non putain, tu vas pas t’y mettre Jorry !
- Mouais à peine ce qu’il faut pour ne pas être une femmelette.
- Attendez, il y a un truc qui m’échappe. Le Ponton, il a pas coulé à pic en haute mer sur West Blue en se faisant remorquer vers Logue?
- Oui ...
- Toujours à la ramener et avoir le beau rôle Andrew. Il y a pas à dire, tu sais choisir tes entrées.
- Matez un peu l’Intello.
- Coulé, coulé... comme c’est convenant
- La mort et les taxes, tu connais l'adage. Les citoyens de Logue le connaissent, eux.
- Si je comprends bien Dan, T’es en train de nous dire  que ton gars est un rescapé de l’incident du Ponton ? Je retire ce que j’ai dit avant, t’as ferré un beau poisson mon salaud.
- Aucun autre n’en a réchappé ?
- Rien qu
- qui figure dans le dossier, on sait ouais.
- Il y a pas une histoire selon laquelle un monstre marin tentaculaire aurait attaqué le convoi ?
- Jure ?
- Pff, j’en aurais fait mon quatre heures. J’ai l’habitude avec ceux de la Belt !
- Selon certains témoignages des matelots sur place, c’est ce qu’il se serait passé.
- Et ça aurait été étouffé par la hiérarchie ?
- Ouais, ce serait pas la première fois ni la dernière d'ailleurs…il y a anguille sous roche dans tous les cas.
- Ce qui l’est davantage cependant, c’est que notre gaillard en a, semble t’il, conservé un souvenir impérrisable au point qu’il se le fasse tatouer sur l’épaule et que ca empiète sur le pectoral. L'encre est encore fraîche.
- Syndrome de stress post traumatique ?
- Quelque chose qui s'apparente plus à de l'obsessionnel à propos de la créature d'après ce que je lis.
- M’en parle pas, ca me rappelle le jour où le vieux Toreshky m’a tellement gelé le petit orteil jusqu’à l’os que j’ai du me l’amputer sur le champ de bataille.
- T’es con Castel, on a tous vu pire !
- J’ai dit non ! Tu vas finir par nous porter l’œil avec tes conneries.
- Mais c’est vrai pourtant !
- Rappelez moi quand ca s’est passé ? Du haut de mon grand âge, on finit par perdre l’aube des jours...
- Il y a quatre mois. Tu nous ferais pas de la sénilité précoce comme Sentomarou, Castel ?
- …
- Arrêtez ca.
- On peut se dépêcher là ? Le self est dans moins de dix minutes. Je peux sentir le fumet d’ici.
- Dan, tu peux nous un résumé des tests d’aptitudes, histoire qu’on abrège ?
- Le martial est tout juste passable mais il a du potentiel à exploiter. Le psycho cognitif est dans la moyenne haute.
- Okay, c’est pas un cancrelat illétré. Ça nous évitera de répéter trente fois les mêmes choses, la moitié devrait suffire.
- C’est un bon point au vu des attardés dont on écope parfois…
- Dernier point. Le laïus en filigrane de la candidature, c’est lequel ?
- Le rachat. Paradoxalement, il a vu d’un bon œil l’épuration orchestré par Sissy sur sa terre natale. Il aurait aidé en sous-main la garnison de marin d’élite à maintenir l’ordre sur le Ponton pour éviter que les zouaves ne s’étripent pas jusqu’au dernier également.
- A croire que l'expérience lui a mis du plomb dans le crâne...à défaut de s'en prendre une entre les deux yeux.
- La fameuse deuxième chance.
- Ouais et la dernière avant l'échafaud surtout.
- Allez, on le prend et on se magne sinon les mecs vont rien nous laisser dans les auges.
- Dan ?
- Oui ?
- Pourquoi t’as gardé le seul potable du lot pour la fin ?
- Je suis passé au premier service à la cantine.
- 'Foiré.