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L'Éthique Révolutionnaire

Crépuscule


La belle, l’idiot et l’échalote.

En fait, « l’époque », c’est toujours le Printemps : les fleurs colorées qui sentent bon et servent de terreau aux fantasmes grossiers… Avec les oiseaux qui piaillaient à côté, je pensais plus à ce qui me fait du mal en dedans. C’était le Printemps, ces cons. Sont partis… ils m’ont vidé. Pour me remplir à nouveau, j’ai vidé une vingtaine de bonbonnes de rouquin, tant et tant que j’en chie chiale rouge et j’en chie du raisin. C’était le Printemps.
Remarque, les deux cons d’oiseaux : chaque fois que je les perd, ils me retombent dessus. Je les reverrai, c’est certain, sont aussi fidèles que la gueule de bois. Non...
Non… L’absence qui brûle, c’est la fleur effeuillée : Hayase. Elle passait sous mes yeux comme l’esprit même de la joie et du bonheur. Un sillon fessier si charmant, plus étourdissant qu’une gifle à renverser un géant. Si je la retrouve, je l’épousaille.  
C’est une putain le passé, toujours à racoler à grands coups de souvenirs heureux, rien qu’il exhibe ses rêvasseries. C’est bon, j’en ai soupé… pis il sent bon, comme les fesses cheveux d’Hayase ; l’est drôle, comme les crétineries de Jubtion. Mais c’est marre. J’en veux plus du passé. Ce saligaud. Demain, j’retourne à la chasse avec un fusil d’toile…

    C’est ainsi que Kant parachevait son récit relatant ses brèves aventures avec le Cyan. L’éthanol et la mélancolie qui coulaient dans ses veines l’avaient vidé de toute sa substance poétique, il n’avait plus le cœur à orner sa plume d’esthétisme. Il déposa son esprit lourd de remords et ses pensées sur un coin de table avant de sombrer dans le sommeil.

    À l’aube, quelques planètes clignotaient çà et là dans le ciel pâle. Le liseré de la nuit amincie était brodé d’une brume épaisse, si dense que Kant peinait à distinguer les yeux vitreux de son immense poisson rouge qui barbotait dans les eaux peu profondes du rivage. Équipé de ses ciseaux à bois, il trancha avec précaution les sangles qui retenaient la maisonnette sur le dos de la créature sous-marine. La structure tout entière chancela et glissa sur les flots dans un bruit sourd. Le Fish’n Ship n’était plus.

« Te voilà libre de retourner d’où tu viens, dit Kant, d’une voix enrouée par l’émotion. Tâche quand même de pas te faire bouffer ! »

À ces mots, et sans jeter un regard en arrière, il s’élança d’un pas souple et muet à travers les ruelles du Royaume de l’Absurde qui commençaient à s’éveiller.

*


    Une semaine après avoir débarqué sur l’île, Kant avait acquis une condition tout à fait confortable. Évitant de vider son maigre pécule en beuveries, il investissait ses journées dans un chantier naval où il exerçait ses talents de sculpteur. Travailler le bois l’empêchait de broyer du noir, comme si la sciure agissait tel un onguent pour l'esprit. Chaque soir, après s’être distingué à l’atelier, il s’en allait sifflotant jusqu’à la taverne du Dé pipé et plongeait la tête la première dans les tonneaux qu’on lui servait. L’aubergiste, soi-disant ancien instituteur, s’était pris d’affection pour le jeune homme et l’aidait toujours à gravir les escaliers menant jusqu’à sa chambre, dans laquelle il le laissait s'endormir, ivre-mort. Le temps aidant, Kant parvint finalement à sculpter le décor d’une vie qui lui ressemblait et qui, malgré toute la nostalgie lancinante qui l’habitait, lui plaisait.

    Lors d’une matinée semblable à tant d’autres, Kant aperçut une horde d’artisans s’agglutinant devant les portes closes du chantier. Tandis qu’il se frayait un chemin à travers la foule, il entendit le bruit glaçant d’un os se brisant suivi de cris de douleur perçants. Le jeune sculpteur poursuivit sa course et parvint, finalement, à se frayer une place au premier rang. Sous ses yeux ébahis, un homme étendu au sol hurlait en tenant sa jambe disloquée. Deux tristes pitres se tenaient devant lui, dos aux massives portes en bois closes.

« Ôla, Ôla, dames et damoiseaux ! Manants et manantes ! S’exclama l’un des deux hommes, d’une voix forte, qui recouvrait volontairement les cris de douleur. Nous apportons la grande nouvelle ! »
« Et quelle nouvelle ! » Souligna le second.
« Sa Royale Majesté Wakopol a … »
« Et quelle Royale Majesté ! »
« Sa Royale Majesté Wakopol a décidé que nous seriez tous exclus dès ce jour … »
« … du chantier naval, et pour toujours ! »

Abasourdis par cette nouvelle et la légèreté de ceux qui l’annonçaient, Kant resta coi. Parmi les artisans attroupés aux portes du chantier, certain se résignèrent, d’autres protestèrent mollement, tandis que le blessé gisant et geignant fut évacué.

« Attention ! Nul n’est censé ignorer que sa Royale Majesté Wakopol condamne toute protestation, passible d’une peine sévère… »
« Une jambe brisée ! »
« Avec application immédiate de la peine ! »

La foule se tut.

« Dorénavant, tous les travailleurs du chantier naval seront affectés aux écuries du célèbre Zoo du centre-ville. »
« Tous, sans exception ! »

La résignation des artisans fut totale. Au loin, on entendait encore les cris de douleur du malheureux qui s’était permis d’élever la voix. Désemparé par cette absurde injonction et par la désespérance régnant tout autour de lui, Kant sentit jaillir en lui la volonté de résister. Il ne put se résoudre à obéir à un commandement si arbitraire, si aberrant. Imperturbable, Kant demeura face aux deux plaisantins tandis que la foule commençait à se disperser. Il pouvait distinguer dans leur regard cette absolue satisfaction d’exercer une once de pouvoir, ridicule, mais implacable. De ces clowns émanait toute la luxure, presque tangible, du plaisir pervers : ils bénissaient leur destinée. D’un pas sûr et révolté, Kant s’avança en dégainant ses ciseaux à bois.

« Dites donc, les deux guignols ! Ça vous amuse de nous tordre les noyaux ? Exécutants ! Vendus ! Dictateurs à la petite semelle ! Hors de question que l’on quitte ce chantier ! »

À ces mots, Kant crut percevoir l’écho d’une voix, lointaine et trouble.

Et tandis qu’il imaginait galvaniser la foule indignée autour de lui, ce fut l’effet inverse : tous les anciens travailleurs ayant côtoyé Kant au chantier naval déguerpirent en vitesse. À la tête d’un nouveau groupe de gens débarquant sur sa droite, un vieil homme moustachu s’interposa et répondit sèchement à la place des deux pitres.

« Oy’, Gamin ! Nous emmerdes pô ‘vec tes doléances ! Nous associe pas à tes conneries ! »

Mêlant hommes, femmes et enfants, cette main d’œuvre nouvellement arrivée se vit accorder l'accès au chantier naval. Tous commencèrent à s’y affairer, le plus naturellement du monde, comme s’ils avaient travaillé toute leur vie en ces lieux. Kant demeura silencieux, ahuri.  

« Kant, de North Blue ! »
« Sculpteur sur bois, débarqué il y a 8 jours ! »
« Réside au Dé Pipé ? »
« Au Dé Pipé ! »
« Dangereux, à ce qu’on dit. Tu seras donc arrêté, emmené et traduis devant une autorité judiciaire compétente ! »

Tous les regards convergèrent vers Kant. Quelques-uns semblaient apeurés, d'autres affichaient des expressions sévères, mais toutes les personnes présentes semblaient appréhender sa réaction. Un autre jour, il se serait peut-être rebellé. Cependant, cette fois-ci, Kant rangea calmement ses ciseaux dans leur étui et tendit ses poignets joints en signe de reddition. Satisfaits par cette réaction qui semblait la plus sage, les badauds se dispersèrent et vaquèrent à leurs occupations. Les deux pitres, ravis, emmenèrent Kant. Fiers et contents, ces deux gardes de la milice Malicieuse, placée directement sous les ordres du Roi Wakopol, s’amusaient à arrêter le plus d’innocents possibles et ne cessaient jamais de s’enorgueillir. Si Kant avait émis le moindre signe de contestation, il aurait été puni d’une jambe brisée. Or, reconnu et jugé en tant que trublion dangereux, il n’avait ni à céder ses armes ni à passer les menottes : ainsi en était-il au Royaume de l’Absurde.

    Il suffit d’une intrigue incompréhensible pour que le paisible séjour de Kant dégénère en situation périlleuse. Le pauvre bougre, démoralisé, avançait avec le regard baissé, tel un pauvre mouton résigné à la tonte. Les deux gardes de la milice, dont il ne connaissait rien, jacassaient incessamment tout le long du chemin jusqu’aux geôles. Une interrogation légitime traversa brusquement l’esprit de l’innocent interpellé : quel vin servait-on dans les cellules du royaume ? Aucune des réponses plausibles ne lui parut satisfaisante. S’apprêtant à se tirer lui-même d’affaire, Kant se figea à l’instant précis où deux balles sifflèrent près de lui. Les deux gardes s’effondrèrent, atteints aux jambes.
 
Le faible écho de voix se fit à nouveau entendre.


Dernière édition par Kant le Ven 22 Sep 2023 - 10:37, édité 1 fois
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Enzo Tangocharlie


     D’une évasion mêlant la roublardise aux turpitudes, le destin de Kant préféra qu’il échappe aux geôles par l’hémoglobine répandue. Surgissant des quatre coins de la ruelle dans laquelle il était conduit, de nombreux hommes cagoulés débarquèrent soudain pour achever les deux pitres qui l’escortaient, malgré leurs supplications. Les lames effilées tranchaient leur chair et l’odeur de sang mêlée aux râles donnèrent à Kant la nausée. Sans protester, il suivit les inconnus qui lui venaient en aide et s’échappa par les toits, disparaissant bientôt dans la ville tel un nuage de poussière balayé par le vent.

*

    Tard le soir, dans une vieille baraque à l’extrémité de la ville qui faisait office de quartier général, le jeune sculpteur désabusé regardait s’afférer autour de lui une vingtaine d’hommes aux manies martiales. L’atmosphère semblait tendue.

« S’vous plaît ? dit Kant à l’un des bonhomme afféré qui passait devant lui. Oh hé ? Faut torcher qui ici pour avoir un peu de picrate ? »

L’homme ne répondit pas, trop absorbé par ses occupations. Il y avait là environ deux dizaines d’hommes et de femmes vêtus d’uniformes sombres qui ne ressemblaient en rien à ceux de la Marine. Tous allaient et venaient, le regard fixe et l’air grave, comme s’ils redoutaient le début de quelque chose. Las d’être ignoré de la sorte, Kant se leva tranquillement et se dirigea vers la sortie la plus proche.

    Soudain, tandis qu’il s’apprêtait à franchir le seuil du bâtiment, son regard fut attiré par une large sculpture de bois. Au grain et à la teinte chaleureuse, Kant reconnut sans mal la noblesse du bois de charme subtilement travaillé. L’œuvre semblait inachevée, mais une figure aux traits mélancoliques et finement sculptée témoignait déjà de l’habileté de l’artiste. Interloqué par ce visage aux teintes rougies par la sève séchée, Kant s’en rapprocha. Haute de presque deux mètres, la statue dominait son monde et, quoi qu’inachevée, il émanait de l’œuvre une certaine noblesse qui tranchait avec l’atmosphère maussade de la vieille baraque. De nulle part, une voix surgit.

« Kant… »

Stupéfait, Kant tourna la tête de gauche à droite et n’aperçut personne. Encore une fois, la voix se fit entendre.

« Te voilà… Kant… »

Le souvenir des échos qu’il avait entendu la veille lui revint et il crut fermement en avoir trouvé l’origine. Discrètement, il s’avança près du visage sculpté et murmura :

« C’est vous… ! C’est vous qui m’appelez depuis hier… ? »

L’esprit submergé par le mysticisme de l’instant et s’attendant à une réponse, Kant tendit l’oreille en s’approchant toujours plus de la sculpture. C’est alors que de hauts rires éclatèrent.

« Ahahahaha ! EXCELLENT ! s’esclaffa un drôle d’individu tout en sortant de sa cachette. Te voilà, Kant, ‘le Lutin Magique’ ! »

Se remettant de sa stupeur, Kant fronça les sourcils, humilié et peu jouasse qu’on le surnomme ainsi. L’homme qui se jouait de lui était d’un physique imposant et torse-nu malgré l'heure tardive. Sa chevelure orangée semblait rayonner comme des flammes dans l'obscurité de la pièce. Il portait un bandana bleu contrastant avec sa peau hâlée et des tatouages excentriques de la même couleur qui couvraient une grande partie de son corps. Enfin, il portait négligemment un énorme katana à la ceinture. Kant plissa les yeux, observant cet étrange hurluberlu avec une certaine méfiance. Il ne se souvenait pas l’avoir déjà rencontré.

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« Désolé si l'appellation ne te plaît guère, mon ami, dit l’homme, arborant un sourire espiègle. Je suis Enzo Tangocharlie, c’est moi qui pilote les forces révolutionnaires d’Absurde. Et tu es Kant, de North Blue, n'est-ce pas ? »

Kant hocha la tête, de plus en plus perplexe.

« Oui, c'est bien moi. Mais comment… »

Enzo le coupa, s'exprimant avec un enthousiasme contagieux : « EXCELLENT ! Oh, ‘comment ?’ Ne t'inquiète pas pour ça, j'ai de bonnes sources. D'excellentes même ! Nous, ici, on appelle ça " l'info de terrain". Mais trêve de bavardage, je voulais te dire à quel point nous sommes heureux de te compter parmi nous ! »

« Parmi vous ? » répondit Kant, surpris.

Le sourire de Tangocharlie flocula comme du lait qui tourne.

« Oui, parmi nous, dit-il sombrement. Tes exploits sur South Blue nous sont parvenus, et même si les remparts de Saint-Uréa ne sont pas prêts de vaciller, c’est tout à ton honneur de t’être dressé contre la Dame de Pierre et ses sbires. »

Par son mutisme, Kant semblait consentir quand Tangocharlie leva son katana d'un geste dramatique, le pointant vers la salle où se préparaient ses hommes.

« Nous sommes en plein préparatif. Tu vois cette statue sculptée à l’effigie de l’ignominieux Wakopol ? Nous l’avons interceptée et dérobée, elle ainsi que d’autres trésors qui lui étaient destinés. EXCELLENT, n’est-ce pas ? Cela nous nous a permis de financer l’attaque du prochain convoi… Une opération d’envergure se prépare, et ton aide ne serait pas de refus ! »

Un léger murmure se fit une nouvelle fois entendre. Kant pivota sur lui-même, balayant du regard les alentours, mais ne distingua rien ; il semblait être le seul à l’avoir entendu.
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Prosper Masséna


    Trois jours s’étaient écoulés depuis l’arrivée de Kant au sein des rangs d’Enzo Tangocharlie, l’étrange leader révolutionnaire du Royaume de l’Absurde. L’île portait son nom à merveille : en moins de dix jours, le jeune sculpteur de Tanuki avait déjà dû faire face à de nombreuses situations plus insensées les unes que les autres, et il commençait à comprendre qu’il en avait toujours été ainsi au sein de ce curieux pays. L’accueil que lui avaient réservé les dissidents du royaume était des plus agréables ; personne ne venait le déranger et surtout, la vinasse coulait à flots. Un petit hamac avait été spécialement installé pour lui, aussi se détendait-il, allongé confortablement, sifflant sa sixième bouteille de la journée : il était à peine midi.

    Furtive telle une ombre, une petite créature pas plus grosse qu’un chat se faufila sous le hamac sans que Kant ne s’en aperçoive. C’était un furet, rapide et discret, qui semblait prendre un malin plaisir à épier les révolutionnaires de la base.

« Quelle élégance ! lança le petit mammifère d’un ton sarcastique. Dire que l’on à déboursé quelques milliers de Berries pour acquérir des informations à ton sujet… À te voir, je me demande si tout ce que l’on a appris sur toi est véridique. »

Ce furet, c’était Prosper Masséna. Âgé d’une trentaine d’année, cet ancien soldat de la marine fidèle à Tangocharlie l’avait rejoint dans les rangs de la révolution peu après son arrivée au Royaume de l’Absurde. Son érudition plaisait à Kant, aussi les deux jeunes hommes s’entendaient parfaitement. Peu avare en sarcasmes, il donnait tant à rire qu’à penser, ce qui distrayait l’ivrogne de Tanuki au plus haut point.

L'Éthique Révolutionnaire Nuzo

« Ben, Mônsieur Masséna ! dit Kant sans même poser les yeux sur son interlocuteur. Tu vas pas m’jeter la pierre à cause de… Enfin, c’pas ma faute si vous savez pas gérer vot’ pognon ! J’te rappelle que j’ai rien demandé, moi. »

S’attendant à une réponse des plus cinglantes, Kant arborait un sourire en coin, satisfait de sa provocation. Mais soudain, il repensa aux évènements qui se déroulèrent trois jours plus tôt : les deux membres de la milice Malicieuse savaient aussi qui il était et d’où il venait, ce fait même attisa sa curiosité. Se redressant maladroitement, il devança Prosper et renchérit.

« Ô fait ! *buuuurp* Les deux guignols de Wako, l’autre jour. Ils avaient aussi des infos sur moi, comment ça s’fait ?! »

« Cela n’a rien d’étonnant, si l’on met de côté le fait que tu ne sois qu’un ivrogne sans réel intérêt, répondit Prosper en reprenant sa forme humaine. Ici, l’information est une denrée chère : pour s’assurer que rien ne vienne troubler son règne, Wako se sert d’un vaste réseau d’informateurs… Ils pullulent sur l’île. Si tu as débarqué au port d’une manière peu conventionnelle, tu peux être sûr que ses hommes ont diligenté une enquête à ton sujet. »

Kant ne dit rien, et repensa au Fish’n Ship : il était certain que son arrivée à bord d’un navire poisson rouge n’avait pu passer inaperçue.

« Mais parce qu’il est immensément intelligent, reprit Prosper, Wako rémunère mal ses espions. Du coup, pour arrondir leurs fins de mois, ces mêmes espions vendent les informations qu’ils récoltent à tout ceux qui sont prêt à dépenser quelques Berries, ce qui est notre cas. »

Face au silence de son interlocuteur qui baignait dans son alcoolémie, Prosper renchérit.

« Au fait, t’es-tu enfin décidé ? Comptes-tu te joindre à nous pour la prochaine opération ? »

À l’instant même où la question lui fut posée, Kant entendit à nouveau le murmure d’une voix semblant à la fois lointaine et omniprésente.

« Quoi ? dit Kant, comme s’il répondait à l’écho. Pardon, répète s’il te plaît ? »

« Je disais… répondit Prosper, visiblement éreinté de dialoguer avec un soûlard. Comptes-tu nous prêter tes incroyables talents pour l’attaque du convoi destiné à Wako ? »

Kant prêta une oreille attentive à la voix fantôme, mais celle-ci se fit muette. Il considéra alors la question de Prosper, sans grand intérêt, puis saisit une nouvelle bouteille de vin fin. À l'aide de ses ciseaux à bois qu'il tira de son étui, il sectionna proprement le goulot, enlevant le bouchon de liège d'un geste assuré. La manière dont il ouvrit ce vin délicat sembla surprendre Prosper Masséna, plus encore que la rapidité avec laquelle Kant l’engloutit.  

« P’tet bien, convint Kant, avant de lamper une gorgée généreuse. Mais d’abord *buuuurp* d’abord, goutte ça ! Puis… Parlons des gens d’ici, des gens d’Absurde. »
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Anne d’Essling


    Au sein des rangs de l’armée dissidente se trouvaient des hommes et des femmes fiers, chacun animé par l’inébranlable volonté d’apporter le changement. Kant se réjouissait de constater que ses nouveaux compagnons n'étaient pas de simples âmes perdues aux ordres de Tangocharlie, mais de véritables esprits critiques et indépendants. En désertant les forces de la Marine, ils avaient épousé les causes de la Révolution par conviction, cherchant à défendre un idéal qu'ils s’évertuaient encore à définir. Cette détermination collective suscitait chez Kant un réel enthousiasme, l’incitant à s’éloigner du goulot pour profiter de moments conviviaux. Lors de discussions passionnées avec Prosper, il s’était distingué par son éloquence et la justesse de son discours, proposant des pistes de réflexions neuves sur l’organisation, les objectifs et la raison d’être des forces révolutionnaires du Royaume de l’Absurde. Comme quoi, la sobriété aussi avait du bon.

    Mais en dépit de sa dévotion et de l'unité qu'il percevait au sein du groupe qui l’accueillait, Kant ne pouvait s'empêcher de s’interroger sur l’essence de la Révolution en elle-même, et il se méfiait du zèle idéologique de certains de ses camarades. Ses nuits d’ivresses laissaient place à de longs moments d'introspection, lors desquels il se demandait si s'engager corps et âme dans la lutte avait réellement un sens. La frontière entre le bien et le mal dans le contexte politique particulier d’Absurde demeurait floue, et les justes paroles de Prosper n’étaient pas parvenue à éclaircir les zones d'ombre qui entouraient sa loyauté envers la cause révolutionnaire. Certes, Wakopol dirigeait l’État d’une main de fer, épuisant ses sujets en multipliant des lois aussi absurdes qu’injustes et où les nombreuses restrictions, telles des chaînes d'acier, entravaient l’idée même de Liberté. Mais Kant se souvint de sa première rencontre avec les habitants d’Absurde, tandis qu'il n'était qu'un simple employé du chantier naval. Malgré l'ombre oppressive du tyran, il s’était aperçu que demeuraient dans les yeux des habitants la joie et l’espérance de jours meilleurs. Était-il possible que, sous le joug du despote, le peuple d’Absurde soit parvenu à déceler une forme de bonheur ? Prosper avait raison de dénoncer les chaînes du tyran, mais Kant se demandait si la solution se résumait simplement à les briser. Peut-être y avait-il plus à découvrir, des secrets enfouis dans les replis l’Histoire, des raisons profondes qui poussaient les âmes d’Absurde à s’épanouir en dépit du bruit des bottes ?

    Afin d’alimenter toutes ces réflexions, Kant passait de longues heures le nez dans les quelques ouvrages que comptait la mince bibliothèque de la vieille baraque. Plongé dans un vieux volume lourdement relié de cuir, il sentit l’odeur caractéristique de la fumée de cigarette.

« Yo ! Si tu continues de lire autant, tu vas finir aveugle, tu sais ? »

À la féminité mêlée de fermeté que recouvrait sa voix, Kant reconnut Anne. La clope au bec constamment allumée, Anne d’Essling était une femme ravissante au corps marqué de cicatrices qui témoignaient d’une vie de remous. En très peu de temps, cette ancienne Marine s’était distinguée au sein des forces révolutionnaires menées par Tangocharlie. Son apparence, si singulière, en témoignait presque : elle arborait de nombreux aillons métalliques en guise de bijoux ainsi que des tatouages aux motifs guerriers, d’une encre aussi noire que ne l’était sa longue chevelure. Ses grâces n’étant dissimulées que par très peu de tissu, elle avait tapé dans l’œil de Kant dès leur première rencontre ; aussi pensait-il en faire l’objet d’une quête de séduction, jusqu’à ce que Prosper lui signifie subtilement qu’elle était l’élue de son cœur. Or, les amoureuses des copains, pas touche.

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« Anne ! s’exclama Kant, enjoué. Laisse-moi deviner, tu es venue me demander si j’ai pris ma décision ? Eh bien oui ! Quand est-ce que vous comptez attaquer le convoi ? D’ici deux jours ? J’en serai ! »

Originaire de Saint-Uréa, Anne vouait une affection toute particulière à Kant en raison de ses quelques faits d’armes en faveur des plus démunis sur l’île de South Blue. En révélant qu’il comptait bel et bien s’associer aux activités des troupes de Tangocharlie, le jeune sculpteur de Tanuki s’attendait à une réaction on ne peut plus enthousiaste. En lieu et place d’exclamations de joie, Anne se contenta de détourner le regard en tirant sur sa cigarette.

« Bien… dit-elle enfin, sombrement. Et tu n’as rien suggéré à Enzo ? »

Devant la moue dubitative de son interlocuteur, elle poursuivit.

« Il y a un mois, lorsque nous avons attaqué le convoi qui transportait des œuvres en direction du palais, Enzo à insisté pour que nous intervenions au moment même où la charrette traversait la Grande Place. L’idée était qu’en se mêlant aux civils sur place, les gardes de la milice Malicieuse ne sauraient plus où donner de la tête, nous facilitant ainsi la tâche… »

« Et ça a fonctionné ? » s’enquit Kant.

« Oui, répondit Anne, la mine déconfite. Mais à quel prix ? Au moment de l’attaque, les gardes se sont effectivement emmêlé les pinceaux et nous n’avons subi aucune perte. Mais les civils… Elle marqua une pause, solennelle. Les gens aux alentours, ils se sont fait massacrer, même après notre départ… J’entends encore les cris de panique mêlés aux hurlements de douleur, tandis que nous leur tournions le dos et rentrions ici avec notre butin. »

Ébahi par ces propos, Kant conserva cependant son sang-froid et plongea son regard dans celui d’Anne, comme s’il voulait à tout prix lui témoigner sa compassion. Puis, il se redressa et observa attentivement autour de lui : les forces de Tangocharlie ne manquaient ni de bras, ni de courage ou de volonté, mais elles manquaient de discernement. Laisser des civils se faire massacrer au seul bénéfice de priver le gouvernement de quelques richesses, voilà des faits qui semblaient tracer distinctement la frontière entre l’engagement de Kant et celui de Tangocharlie.

« Effectivement, ça n’peut pas se reproduire, en convint Kant. Où est Enzo ? J’vais lui en toucher deux mots ! »

Accompagnant le sourire résigné de la douce Anne, le curieux écho résonna derechef.

*


Cloitré entre les quatre murs d’une pièce sombre aménagée en bureau, Enzo Tangocharlie peaufinait ses plans pour l’opération du surlendemain. L’entrée fracassante de Kant, qu’il se réjouissait de compter parmi ses hommes, lui décocha presque mécaniquement ce mot qu’il répétait à tout-va, sur tous les tons :

« EXCELLENT ! »

« Enzo, t’as deux minutes ? »

Les pourparlers diplomatiques étaient une discipline dans laquelle Kant excellait lorsque la sobriété le lui permettait. Aussi pensait-il pouvoir convaincre aisément son nouveau supérieur de ne pas appliquer un plan aussi absurde que le précédent, et de privilégier la sécurité des civils au détriment de la réussite de l’opération. Il n’en fut rien. Malgré un début de discussion pour le moins constructif sur les tenants et les aboutissants de l’offensive, Enzo Tangocharlie restait catégorique : les pertes civiles étaient, selon lui, des martyres nécessaires à l’accomplissement de la Révolution. Que ce soit sous le joug du tyran, ou pour la noble cause de la Liberté, le sang devait forcément couler. Aucun des mots de Kant n’eût raison de l’absurde et implacable croyance de son supérieur. Les voix des deux hommes s’élevèrent quelque peu et, contraint de reconnaître sa défaite, Kant tourna les talons. En sortant du bureau, il aperçut un furet qui, discrètement, semblait écouter aux portes.

« Je ne te ferais pas l’affront de te dire que "si tu n’es pas avec nous, tu es contre nous", lança Tangocharlie pour conclure l’échange. Mais j’espère que tu n’as pas changé d’avis ! »

Kant se fendit d’un regard méprisant à l’encontre de son supérieur, qui arborait toujours le même sourire espiègle, et ne répondit rien. Après quelques pas et à bonne distance du bureau, Prosper grimpa sur l’épaule de Kant.

« J’imagine qu’Anne et moi suivrons tes plans, désormais ? » murmura-t-il.

« Ouais, répondit Kant sèchement. On lève le camp dès d’main. Tâchez d’agir naturellement d’ici là. »

À ces mots, il se dirigea vers son hamac, songeur.
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Étoiles Grises


    Le lendemain soir, Kant réfléchissait encore au prétexte qu’il se devait d’inventer pour justifier son départ à la veille de la grande opération. Compte tenu de son léger accrochage avec Tangocharlie la veille, tout départ précipité pouvait passer pour de la désertion. Tandis qu’il y songeait, des tas d’excuses se formaient en cascade dans son esprit, mais aucune d’entre elles ne semblait suffisamment crédible. Malgré cela, il prépara son sac, rassembla ses armes et prit trois bouteilles de rouquin, puis se dirigea lentement vers la sortie du bâtiment. À cet instant, il prit conscience d’une chose, pourtant évidente : il était totalement libre, personne ne surveillait ses allées et venues. Prosper et Anne, jouiraient-ils du même privilège ?

    Ils s’étaient donné rendez-vous près du port, à l’abri des regards. Lors de son échange avec Tangocharlie, Kant avait réussi à percer le mystère entourant l'itinéraire du convoi : la précieuse cargaison débarquerait par voie maritime au port, puis serait convoyée vers le palais de Wakopol dès l'aube. De nombreux membres de la milice Malicieuse seraient présents pour escorter la charrette et il était de coutume, à Absurde, que l’on créer un tintamarre assourdissant pour attirer l’attention lorsque l’on empruntait la route reliant le port au palais royal. Le royaume portait bien son nom.

« Bin vous voilà ! *buuurp*, dit Kant apercevant ses deux complices. J’ai eu l’temps de siffler une bouteille, c’est que vous avez au moins… au moins cinq minutes de retard ! »

« Nous sommes à l’heure, pile, répondit Prosper, désabusé. Puis il se tourna vers Anne et renchérit : C’est une superbe idée que d’avoir tourné le dos à Enzo pour suivre un alcoolique notoire dans ses pérégrinations, tu ne crois pas ? »

Anne esquissa un léger sourire. Étrangement, elle avait confiance en Kant, et une foi inébranlable en sa capacité à orchestrer le pillage du convoi sans causer le moindre dommage collatéral.

« Ironisez, ironisez Mônsieur Prosper ! s’exclama Kant. Il s’avère que… Excusez-moi : *buuurp*. Voilà, c’est mieux. Il s’avère que, ce que tu sais p’tet pas, Mônsieur, c’est que détourner d’la marchandise, c’est mon métier à la base : je suis contrebandier. »

Prosper soupira. Tous trois s'installèrent en tailleur dans l'herbe fraîche, bercés par la brise légère qui soufflait depuis la côte. La nuit tombait doucement, et les rares passants qui se profilaient au loin devenaient de plus en plus rares. Kant, avec une aisance manifeste, déboucha une deuxième bouteille et, cette fois, se servit un verre. Il ne s’agissait plus d’un vulgaire rouquin, mais d’un précieux cru, moelleux, ambré des îles estivales d’East Blue. Insistant pour que ses camarades se joignent à lui dans ce moment de partage, Kant s’exalta.

« Célébrons ! Célébrons ! dit-il enjoué. Imaginez un peu la tête des autres quand on va débarquer avec le butin, ils n’auront même pas à bouger le p’tit doigt demain ! Vous serez promus, pour sûr ! 'Fin… Si y’a des grades, chez vous. »

« Oh que oui, répondit Prosper faussement réjouit. C’est certain, Enzo ressentira une grande satisfaction lorsque nous lui annoncerons que tout ce qu'il a minutieusement préparé au cours des deux dernières semaines n'aura finalement servi à rien. »

« Si nous réussissons, dit Anne, il n’aura rien à redire. Notre objectif est de dérober les richesses de Wakopol, pas d’assassiner tous les tarés de miliciens qui travaillent pour lui. Puis, lampant une généreuse gorgée de vin, elle s’adressa à Kant : Allez, explique-nous ton plan ! »

L’idée était somme toute assez simpliste : il suffisait d'attendre patiemment que le navire transportant la précieuse cargaison accoste, puis de s'introduire discrètement à l'intérieur pour tout dérober, le tout avant que l'aube ne pointe et que les redoutés membres de la milice Malicieuse n'arrivent avec leur charrette. À la faveur de la nuit, l’opération devait se dérouler aussi promptement que discrètement. La simplicité même de ces plans laissait Anne et Prosper perplexes, mais ils ne trouvaient rien à objecter. En fait, ils se demandaient pourquoi Tangocharlie n’avait pas, dès le départ, privilégié cette stratégie.

*


    La nuit s’étirait. Quelques heures avant que l’aube ne se décide à percer l’horizon, les lumières scintillantes d’un navire en approche alertèrent les trois camarades planqués dans l’ombre.

« T’as c’que je t’ai d’mandé ? » lança Kant à Prosper, qui répondit par l’affirmative en lui tendant une cagoule.
« Tu n’es pas le plus grand bandit de Grand Line, je te l’accorde, mais ta réputation te précèdes. Pourquoi cela te tarabuste à ce point que l’on voit ton visage ? »
« Roooooh ! Tu me scies les genoux, Mônsieur Prosper ! J’veux pas m’faire voir, pis c’est tout, c’est marre ! Je fais ce que je veux, hein ! Allez, allons-y ! »

D'un pas furtif et assuré, les trois insurgés se glissèrent dans l’obscurité et s’approchèrent au plus près des quais. Sous leurs yeux, trois employés portuaires chargés de guider le vaisseau vers les quais manœuvraient d'immenses torches, dont les faisceaux lumineux dansaient dans la nuit noire. Prosper et Anne, d'un mouvement vif et coordonné, s'élancèrent vers les agents maritimes, tandis que Kant, l’arc bandé, ajusta une flèche dont la pointe de verre était remplie de poudre de Nemuri. La flèche, lorsqu'elle heurta l'un des employés, libéra une nuée verdâtre qui précipita instantanément les cibles dans un sommeil profond. Les complices de Kant, tenant leurs narines fermement pour ne pas inhaler la poudre, s'emparèrent des torches. Tandis que la brume aux teintes verte se dissipait, Prosper et Anne continuaient de guider le navire en approche.

Le plan se déroulait sans accroc. L'un des marins, croyant saluer des employés du port, ne distingua pas dans l'obscurité les hommes endormis à leurs pieds. Anne interrogea le marin pour connaître le nombre de membres d'équipage à bord, une information cruciale pour la réussite de l'opération. L’homme, sans méfiance, répondit qu'ils étaient seulement cinq. Le plan se poursuivit. Bondissant sur le pont sous sa forme hybride, Prosper asséna un coup puissant au pauvre marin, le laissant inconscient. Anne, déterminée, sauta à bord du navire et se débarrassa des trois autres membres d’équipage qui accouraient à l'aide de leur camarade.

Kant, en décalage avec l'effervescence de la scène, monta à bord avec une certaine nonchalance. Un simple coup d’œil entre les trois acolytes convinrent de la suite. Ils pénétrèrent dans la cabine principale, où ils trouvèrent un noble de la cour de Wakopol, terrifié, entouré de ses trésors. Kant lui souhaita ironiquement une bonne nuit avant de l’asperger de poudre de Nemuri. Ayant ainsi neutralisé toute résistance, les trois révolutionnaires rassemblèrent le butin dans d'amples sacs, n’omettant pas le moindre Berry. Ils quittèrent le navire sans encombre, sans se soucier de l'amarrage, laissant le bateau à la dérive, voguer gré des marées. L'opération fut un franc succès.

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L’Éthique Révolutionnaire


    Tandis que les premiers rayons du soleil s’infiltraient dans son bureau à travers les interstices des volets qui demeuraient toujours clos, Enzo Tangocharlie ruminait en arpentant la pièce. Sans doute se représentait-il en pensées le triomphe de l’opération qu’il mènerait d’ici quelques heures. De temps à autre, comme s’il était soudain traversé d’une idée brillante, il s’écriait : « EXCELLENT ! » avant de replonger dans ses pensées. Réussirait-il ? L’obtiendrait-il ? Ces deux interrogations l’assaillaient depuis presque deux semaines et elles tambourinaient dans son esprit avec d’autant plus de vigueur que l’heure fatidique approchait. Seule une tache d’ombre demeurait : la curieuse absence de Prosper Masséna, d’Anne d’Essling et de Kant. Cela l’irritait au plus haut point.

    Soudain, Tangocharlie fut tiré de ses calculs par un vacarme assourdissant, inhabituel à cette heure matinale. Il sortit en trombe de son bureau et dévala dans la grande pièce où ses hommes étaient réunis, fêtant à gorge déployée le retour triomphal de Prosper, d’Anne et de Kant. Ce dernier était juché sur un énorme sac en toile, fanfaronnant avec l’air flamboyant d’un paon, sous les acclamations de l’assemblée. D’un simple claquement de main, Enzo Tangocharlie fit taire instantanément le tumulte et les exclamations de joie.

« EXCELLENT ! EXCELLENT ! dit-il sur un ton enjoué qui contrastait avec sa mine renfrognée. Mais qu’avons-nous là ? Que nous ramenez-vous ? »

« Enzo ! s’écria Anne, accourant vers son supérieur, les joues empourprées d’une joie sincère. Nous l’avons fait ! Nous avons dérobé toutes les marchandises du convoi destiné au palais ! Sans un bruit, sans témoin et sans un mort ! »

À ces mots, l’expression de Tangocharlie se durcit. Il lança un regard furieux à Kant, qui lui, n’était plus dupe. Toute cette affaire recelait de non-dits. Curieux de constater la réaction maussade de leur chef, l’assemblée se tut et s’écarta du trésor amassé. Avec une inquiétante frénésie, Tangocharlie ouvrit les sacs et les inspecta un par un, murmurant pour lui-même et à maintes reprises : « Il n’est pas là… Il n’est pas là… Il n’est pas là… ». Sa quête fiévreuse pour ce qui manquait restait une énigme pour tous les témoins de la scène. Au beau milieu de l’or, des bijoux et autres bibelots ainsi déballés et éparpillés au sol, le chef des troupes révolutionnaires d’Absurde prit la parole.

« Ce n’est pas… EXCELLENT ! Non, ça ne l’est pas ! Sa voix grondait, haut et fort, trahissant toute son irritation et l’agressivité qui l’habitait à cet instant. Prosper ! Anne ! Vous nous décevez terriblement ! Non seulement vous avez outrepassé les ordres de votre supérieur hiérarchique, mais vous avez, en plus, compromis la mission pour laquelle nous nous préparions tous depuis des semaines ! »

« Mais, enfin ! protesta courageusement Anne. Nous avons ce que nous recherchions, avec toutes ces richesses nous allons pouvoir monter des opérations de plus grande envergure et… »

« NON ! rugit brutalement Tangocharlie. L’opération consistait à dérober les biens de Wako, mais aussi, et surtout, à attaquer ses chiens de garde ! Que sommes-nous, de vulgaires voleurs ? NON ! Nous faisons couler le sang, nous terrifions les grands de ce monde jusque dans leur chair, nous sommes EXCELLENTS, nous sommes des révolutionnaires ! »

À ces mots et à la stupeur générale, une jeune femme fit une entrée fracassante dans la vieille baraque. À bout de souffle, elle levait difficilement le bras, exhibant une affiche en papier froissé. La pauvre n’arrivait plus à articuler le moindre mot, mais son regard affolé désignait le message qu’elle portait. Sous l'ordre de Prosper, deux camarades vinrent en aide à la jeune femme, tandis qu'il se saisissait de l’affiche pour en lire le contenu à l'assemblée attentive.

RÉPUBLIQUE DICTATORIALE POPULAIRE DE WAKOLAND
AVIS À LA POPULATION


Sa Royale Majesté Wakopol, fils de Galimassia, gardien incontesté des moules perlières et des fruits frais, informe ses sujets de la funeste nouvelle. Durant la nuit, un groupe de voleurs sans scrupules a audacieusement subtilisé des marchandises royales de la plus haute importance ! Ces fourbes ont emporté des coffres remplis de pelotes de laine enchantées, de torches-culs célestes, et même de pantoufles impériales venues du Nouveau Monde !

En conséquence, tous les employés du port, jusqu'au troisième cousin germain de la grand-tante de la maraîchère du coin, sont sommés de répondre de leur négligence. Après un bref procès au cours duquel le chat de Sa Royale Majesté Wakopol sera nourri, l’ensemble des responsables seront exécutés. Pendaison pour tous !

Toute absence, justifiée ou non, sera sévèrement punie.

Nourriture et boissons non fournies.

À la lecture de cet avis public dont le ridicule ne surprenait que Kant, les visages de l’auditoire se figèrent d’incrédulité. Anne s’effondra. Le calme qui avait prévalu jusqu'alors fut balayé par un tumulte de murmures paniqués, tandis que le chef des troupes, torse bombé, semblait s’enorgueillir de la nouvelle.

« EXCELLENT ! Qu’avais-je dit ? lança Enzo à l’adresse de ses hommes rassemblés. Voilà ce qui arrive lorsque nous ne suivons aucun plan, lorsque nous agissons dans la précipitation ! Certes, nous semons la mort de quelques innocents, parfois. Mais cela est-il plus grave que d’en faire assassiner plusieurs dizaines ? »

« Mais… T’es vraiment débile en fait ? » s’interrogea Kant à haute voix.  

La consternation fut générale. Une myriades de regards ahuris se posèrent sur lui, comme s’ils attendaient la suite. Prosper, qui consolait Anne, adressa à Kant un sourire explicite afin de l’encourager à prendre la parole.

« EXCELL… »

« Mais non ! dit Kant, interrompant volontairement les élucubrations de Tangocharlie. Non, pas excellent du tout, faut que t’arrêtes avec ça, hein ! J’avais des doutes au début, mais en fait, t’es vraiment aussi malin qu’un pied d’chaise ! Oh !? Enzo !? C’est limpide : nous allons sauver ces pauvres gens ! »

Le silence pesant qui s’était installé depuis quelques secondes se fit de plus en plus lourd. En contestant l’autorité du chef, Kant comprenait qu’il encourait le risque d’être chassé, ou pire. Cependant, durant son séjour au sein de cette joyeuse bande d’indignés, il avait également saisi que le pouvoir de Tangocharlie reposait essentiellement sur son ancien grade de Lieutenant de la Marine. Ses hommes, d’anciens soldats, pour la plupart plus compétents que lui, n’avaient jamais remis en question l’ordre hiérarchique hérité de l’univers militaire du Gouvernement Mondial. Cela se devait de changer.

« Certainement pas ! s’exclama Enzo. Ces gens là paieront pour votre bêtise, à toi et aux deux autres qui m’ont trahi ! Ma décision est irrévocable. »

« Ta décision mon cher Enzo, répondit Kant, tu peux l’écrire sur un petit bout de papier, le plier en huit, puis te l’enfoncer bien profond dans le fondement ! »

À ces mots crus, une certaine clameur jaillit de l’assemblée. Elle ne semblait pas désapprobatrice. Soudain, comme surgit du néant, l’écho de voix que percevait Kant depuis des jours se fit retentissant, tumultueux : la voix l’encourageait. Mystérieuse, puissante, elle l’incita à se grandir, à parfaire sa prestance et à porter haut et fort ses paroles.

« Écoutez vous tous qui formez nos rangs ! dit-il d’une voix forte à l’adresse des troupes rassemblées. Nous ne sommes pas de vulgaires voleurs ! Nous ne sommes pas d’aveugles exécutants ! Depuis trop longtemps, vous combattez le joug du tyran sans vous accorder à vous-même ce que vous souhaitez offrir au Monde : la Liberté ! Au fond de lui, Kant sentit la voix tambouriner avec ardeur. Voilà ce que nous sommes : nous sommes la dignité intacte de ceux qui souffrent ! Nous sommes les remords de ceux qui sèment la mort ! Nous sommes les remparts aux foules haineuses et déchaînées ! Nous rugissons à travers la bêtise, et notre seul honneur, notre seule visée, c’est de répandre la liberté qui brûle en nous et ne s’éteindra jamais ! Nous ne prônerons jamais le martyre, nous ne tuerons jamais pour des idées, mais nous serons toujours prêts à mourir pour elles ! »

Galvanisés, tous s’écrièrent à l’écoute de ces mots qui guidaient leur âme et touchaient leur cœur. D’une seule et même voix, les soldats révolutionnaires poussèrent un cri de ralliement dont les échos témoignaient d’une joie ressuscitée.

« Aujourd’hui, la Liberté nous appelle ! Aujourd’hui, nous répondrons ! Que notre amour sincère pour nos semblables et notre profond respect pour la vie triomphent de la cruauté de Wakopol ! Aujourd’hui, redevenons ce que chacun d’entre vous n’a jamais cessé d’être, aujourd’hui, redevenons l’étendard de la Liberté ! »

Dans un éclat de voix retentissant, semblable à une immense bourrasque, la vingtaine d’hommes et de femmes s’exclamèrent avec une ferveur telle que l’on cru voir les murs trembler. Prosper souriait, tandis qu’Anne séchait ses larmes. Peu de temps après, Tangocharlie disparu.
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Volonté propre


    Tout le long du jour, Kant s’était évertué à organiser l’assaut que mèneraient les troupes révolutionnaires dont il avait désormais la charge ; un assaut décisif dont dépendait la vie de plusieurs dizaines d’innocents. L’espion chargé d’acquérir le maximum de nouvelles concernant le déroulement des exécutions publiques était revenu avec de bien tristes nouvelles : la Marine serait présente pour assister au spectacle. En plus des membres de la milice Malicieuse, les révolutionnaires auraient à composer avec la présence de soldats. Suspendu à sa bouteille, Kant fut tiré de ses pensées par Prosper et Anne.

« "Redevenons l’étendard de la Liberté"… Si on m’avait dit que toi, l’ivrogne, était capable d’une telle harangue… Je ne l’aurais tout simplement pas cru. »

« C’est pas le moment de plaisanter, Prosper ! L’heure est grave… Avec tous ces soldats et la milice réunis, quelles sont nos chances ?! »

« Elles sont minces… admit Kant. Une attaque frontale serait un désastre. Il faut profiter de la topographie des lieux : si l’échafaud se trouve sur la Grande Place, alors les hauts bâtiments qui l’entourent nous serviront de perchoirs. »

« Et la diversion que tu évoquais tout à l’heure, dit Prosper, tu penses qu’elle suffira à diviser l’ennemi ? »

« En tout cas, espérons-le… répondit Kant, songeur. Bon, réunissez tout le monde ! Je vais détailler notre plan d’action. »

Comparativement au plan élaboré pour dérober les biens de Wakopol, celui destiné au sauvetage des civils injustement condamnés était plus périlleux. Pour réussir, il nécessitait que les tâches soient savamment divisées, mais aussi que la coordination entre les différents groupes soit parfaite. Kant ne manqua pas de le rappeler à la vingtaine d’hommes et femmes qui l’écoutaient attentivement. Tout d’abord, une mission d’extrême importance serait confiée à Prosper : celle de faire diversion. Grâce aux pouvoirs de son Zoan, il s’infiltrerait dans les jardins du palais afin d’y faire sauter une grosse quantité d’explosifs. Un supposé attentat, si proche du lieu du pouvoir politique d’Absurde, ne manquerait pas d’affoler la milice Malicieuse et la Marine sur place. Kant espérait, ainsi, qu’une partie des effectifs réunis sur la Grande Place se précipite au palais. Le reste des forces seraient divisées en trois groupes.

« Le premier groupe sera constitué de cinq d’entre nous. Postés sur les toits, ils seront équipés des flèches que vous voyez ici, dit Kant en pointant du doigt un ensemble de flèches aux pointes sombres et arrondies. Ce sont des flèches fumigènes, et elles devrons être décochées quelques secondes après que la diversion ait produit ses effets. »

L'épais nuage de fumée qui envelopperait la Grande Place ouvrirait la voie au second groupe. Composé d'une dizaine d'insurgés soigneusement dissimulés parmi les civils, leur mission consistera à progresser discrètement jusqu'à l'échafaud afin de trancher les cordes et de libérer les prisonniers. L'opération s'annonçait extrêmement risquée, en particulier en raison du grand nombre de condamnés. Pour faire face à cette difficulté, Kant insista sur le point suivant.

« Et surtout, dit-il avec emphase, armez ceux que vous libérez ! Donnez-leur le second poignard que vous porterez sur vous, afin qu’ils libèrent leurs camarades à leur tour. Certains fuiront, tétanisés, et nous ne les blâmerons pas ! Mais une chose est sûre : d’autres resterons, et vous aiderons ! »

Finalement, le dernier groupe, sous le commandement de Kant, sera posté sur le toit d'un bâtiment adjacent. Composé d’Anne et de trois autres tireurs d'élite aguerris, sa mission consistera à abattre sans hésitation les membres de la milice Malicieuse qui, à la faveur de la cohue, décideraient d’abattre des civils sommairement. Kant espérait de tout cœur ne pas avoir besoin de recourir à de telles extrémités, mais il savait, au fond de lui, non sans avoir une pensée pour Tangocharlie, qu’aujourd’hui du sang coulerait.

« Bien… dit Kant d’un ton solennel. Si vous êtes tous prêts, allons-y ! »

*

    Allongé à plat ventre sur un toit de tuiles rouges, Kant observait la scène en contrebas. La Grande Place fourmillait. À ses côtés, Anne et les autres membres de son groupe trépignaient de nervosité. Une impatience dévorante se lisait sur les traits de la jeune femme : attendait-elle le signal lointain de Prosper, ou espérait-elle que toute cette histoire soit enfin derrière elle ? Debout sur l’échafaud, figés et résignés, les nombreux condamnés à mort attendaient là, les poings liés, que s’accomplisse leur funeste destinée.

« L’échafaud est bel et bien là où nous pensions, nota Anne, juste en face de la foule. C’est plutôt bon signe, non ? »

« En effet, répondit Kant. J’aperçois nos hommes aux premiers rangs. Les soldats de la Marine ne sont pas si nombreux, finalement... »

Soudain, alors qu’il balayait tous les hommes armés du regard, Kant aperçut se déplaçant furtivement dans la foule une touffe de cheveux orangée. Le teint hâlé, le bandana bleu… Cela ne faisait aucun doute, Tangocharlie s’était joint aux festivités.

« Que fait-il ici ? » s’étonna Anne, dont la voix trahissait une panique certaine.

« Je ne sais pas, mais en tout cas, c’est la première fois que je le vois porter une chemise… »

Pendant un instant, une terrible pensée effleura l’esprit de Kant : et si Tangocharlie repérait ses hommes parmi la foule ? Quelle serait sa réaction ? Il n’eut guère le temps d’y réfléchir, car tout s’enchaîna à une vitesse vertigineuse. Tout d'abord, l'écho de voix retentit une fois de plus, plus fort et plus prégnant que jamais, assaillant ses tympans. Instinctivement, Kant dirigea son regard vers une petite bâtisse, une simple épicerie située derrière la potence : c’était comme si soudainement, la voix l’appelait depuis cet endroit. Puis, tout d’un coup, un grondement profond retentit, fracassant l’air d’un bruit semblable à un coup de tonnerre. Tous les occupants de la Grande Place portèrent leur regard inquiet vers l’Est et virent s’élever dans le ciel une colonne de fumée qui semblait émaner du palais royal.

« C’est Prosper ! C’est le signal ! »

Tous regardaient vers l’Est, excepté Kant. Son regard était absorbé par la devanture de l’épicerie, dans laquelle, soudainement, il vit pénétrer Enzo Tangocharlie.

« Anne, j’te confie la suite ! »

Comme s’il eut été victime d’un coup de folie, Kant se précipita dans le vide, ignorant les cris et les supplications d'Anne. Pendant sa chute, il aperçut les tireurs embusqués sur le bâtiment adjacent, poursuivant le plan en décochant de nombreuses flèches fumigènes sur la foule rassemblée. Un épais nuage embauma tout le monde, et les cris de panique fusèrent. Avec habileté, Kant agrippa le rebord d’une fenêtre du premier étage, ralentissant sa chute avant de plonger derechef vers le sol, où il atterrit avec une cabriole élégante. Malgré l’épaisse fumée qui brouillait sa vue, il se fia à son instinct et à l’écho qui le guidait, puis se fraya un chemin à travers la cohue générale jusqu’à la porte de l’épicerie.


    En pénétrant dans le magasin, Kant prit soin de refermer la porte derrière lui. Il se surprit alors à agir de la sorte : tentait-il de fuir ses responsabilités ? Avait-il peur de ce qu’il pouvait advenir de ses plans, de ses hommes ? Non, autre chose le guidait, il se savait à sa place. Cependant, l’épicerie était vide. Kant observa la pièce un instant puis se dirigea derrière le comptoir, où il remarqua au sol une trappe ouverte donnant sur de longs escaliers. Il entreprit de descendre et entendit une voix familière. Il s'arrêta net.

« Ce n’est pas à moi de porter la responsabilité de vos échecs ! Je vous ai tout donné : leurs effectifs ! L’adresse du repère où les cueillir ! J’ai même apprivoisé l’animal que vous redoutiez ! »

« Cela ne change rien, répondit alors une voix inconnue, l’attaque du convoi n’ayant pas eu lieu, nous n’avons pas pu arrêter tes hommes comme il était convenu. Tu n’as pas rempli ta part du contrat, Tangocharlie. »

« EXCELLENT ! J’aurais dû me douter que vous essayeriez de me doubler ! Où est-il ? Je sais que c’est toi qui le garde, donne-le-moi ! J’EXIGE D’AVOIR MON FRUIT DU DÉMON ! »

À ces mots, Kant entendit des pas précipités, suivis des bruits caractéristiques d’une lutte qui éclatait entre Tangocharlie et son interlocuteur. Courageusement, il descendit les escaliers trois par trois et fit irruption dans la pièce. Le différend s’acheva aussi vite qu’il avait éclaté, sans que Kant ne pût rien y faire. D’un mouvement vif et précis, la lame de l’autre homme décrivit une courbe plane et, déchirant la chair à la hauteur de la ceinture, ouvrit le ventre de Tangocharlie, déversant ses viscères sur le sol poussiéreux. Agonisant à genoux, le vaincu plongea ses mains dans ses propres entrailles et laissa s’échapper, dans un murmure presque inaudible, : « Excellent », avant de s’effondrer.

« Voilà le seul fruit que tu récolteras aujourd’hui, Tangocharlie, celui de ta bêtise. »

Écœuré par la scène qui se déroulait sous ses yeux, Kant comprit cependant qu’il ne pouvait se laisser submerger par une quelconque émotion, sous peine de subir le même sort que son ancien supérieur. L’homme qui lui faisait face était grand, sale, vêtu de haillons crasseux et bariolés qui n’étaient pas sans rappeler la tenue des membres de la milice Malicieuse. Ses cheveux gras pendouillaient sur ses larges épaules et ses yeux pâles, profondément enfoncés dans sa face osseuse, fixaient Kant avec un air sinistre.

L'Éthique Révolutionnaire Ashrim10

« Tiens, voilà l’animal, dit-il d’une voix grave et posée. Tu épargnes à mes hommes bien des tracas en te présentant ainsi devant moi. L’heure est à la représentation ! Sais-tu jongler ? »

Frappé de mutisme, Kant mobilisa toute sa maîtrise de soi pour tenter de déterminer à qui il faisait face.

« Tu es… »

« Coover, Ashrim Coover. J’ai bien des fonctions : jongleur, cracheur de feu, dompteur de monstres, commandant de la milice Malicieuse. Mais pour toi, je me ferai une joie de devenir bourreau. »

D'un bond, Coover se rua sur Kant pour porter un coup de sabre vertical. Non sans difficulté, Kant bloqua le coup à l'aide de ses ciseaux à bois. Leurs forces étant à peu près équivalentes, ils s'engagèrent dans un duel de puissance qui dura de longues secondes. La vue du sang de Tangocharlie se répandant sur le sol eut raison de la concentration de Kant, qui vacilla légèrement. Coover remporta le duel en tranchant l'épaule de son adversaire du bout de sa lame. Hélas, l'espace restreint du sous-sol ne permit pas à Kant d'échapper à l'assaut suivant. Les coups s'abattirent sur lui avec une rage terrifiante, et pour sauver sa vie, il dut parer chacun d'eux avec grande difficulté.

Constatant son indéniable infériorité au corps-à-corps, Kant bondit en arrière et s’empara rapidement d’une paire de flèches, qu’il décocha à la hâte. Ce qui suivit le médusa. Avec une précision méticuleuse, Coover lança deux mystérieuses sphères colorées, dans lesquelles les deux flèches se plantèrent avant de retomber au sol. Le commandant de la milice Malicieuse l’avait prévenu, il était excellent jongleur. Tout d’un coup, une corde sortit de sa manche bariolée et se noua instantanément autour de la taille de Kant. D’un coup vif, Coover tira sur sa corde, entraînant son adversaire vers lui avec une force surprenante. Alors que sa jambe s’apprêtait à s’abattre violemment sur le visage de Kant, ce dernier eut une pensée pour Citizen Felix, Colonel de la 412ème division de Tanuki. Lui aussi lui avait déjà montré, à ses dépens, l’incroyable potentiel du "Rope Action".

Le coup fut d’une violence inouïe, à tel point que la conscience même de Kant vacilla. Il fut projeté au fond de la pièce, s’écrasant sur les meubles qui y trônaient. Couvert du sang qui s’écoulait de son nez, le pauvre sculpteur ceintura ses côtes fêlées et se releva difficilement. Malgré la panique qui l'envahissait, Kant saisit l'opportunité d'être à bonne distance de Coover pour bander son arc. Malheureusement, avant qu'il n'ait eu l'occasion de décocher la moindre flèche, une corde jaillit des manches de son adversaire, s'enroula autour de son arme. Puis, en un instant, une seconde corde, venue de nulle part, s'empara de sa cheville et le fit s'effondrer. La situation devint plus que critique.

L’épée à la main, Coover sauta sur son adversaire pour lui administrer le coup de grâce. Des deux mains, Kant empoigna la lame de toutes ses forces pour la repousser et malgré la douleur, malgré ses mains sanguinolentes, il lutta farouchement. Dans un ultime effort, il lâcha d’une main la lame qui n’était plus qu’à quelques centimètres de son visage, saisit une flèche tombée de son carquois, et l’enfonça de toutes ses forces dans l’œil de son assaillant. Les deux hommes hurlèrent de rage jusqu’à ce que, s’enfonçant profondément dans le crâne de Coover, la flèche le fit taire à jamais. Le cadavre du commandant de la milice Malicieuse s’effondra sur Kant, qui luttait pour respirer, à bout de force.

    Quel temps faisait-il à Tanuki ? À quoi s’occupait Pan ? Et le Colonel Felix ? Ces interrogations défilaient devant les yeux de Kant, dont la conscience luttait pour échapper au néant. Soudain, le sortant de sa torpeur, des bruits de bottes et des cris d’hommes retentirent au-dessus. Des soldats de la Marine pénétraient dans l’épicerie. Dans la précipitation, Kant se débarrassa du cadavre de son adversaire et chercha désespérément où fuir, où se cacher. Il n’y avait aucune issue. La pièce était trop exiguë pour que l’on puisse s’y cacher, et elle ne donnait que sur un seul accès. Désespéré, Kant se retint de pleurer de rage. Puis, jaillissant du néant, l’écho de voix se fit entendre, plus puissant que jamais. Elle venait d’ici, cette voix, cette mystérieuse voix. Elle l’appelait. Elle venait précisément de là, du beau milieu des décombres de meubles fracassés, là, dans cette boîte.
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L’Aube


    Kant était plongé dans un rêve intense et singulier : il lui semblait entendre sa propre voix résonnant sous la surface de l’eau, appelant à l’aide. S’observant couler impuissant, il était incapable d’ouvrir ses mains meurtries pour secourir le naufragé. Soudain, la chaleur d’une douce caresse sur son front le réveilla brusquement. Il se trouvait allongé sur un lit de fortune, piégé entre les quatre murs étroits d’une pièce étrangère. Tout semblait flou, lointain, excepté le souvenir cauchemardesque du sinistre regard d’Ashrim Coover. Seule la douleur lancinante de ses mains pansées lui confirmait qu’il ne l’avait pas rêvé.

« C’est qu’il à le réveil facile, notre camarade ! »

« Chut, pas la peine de le brusquer. Dans quel état tu serais, toi, si tu te réveillais après deux jours de sommeil d’affilé ? »

Anne et Prosper se tenaient au chevet de Kant, souriants. On lui fit servir un copieux petit-déjeuner, puis ils engagèrent une conversation légère, ponctuée de quelques éclats de rire. Au bout d’un moment, les souvenirs des événements de l’avant-veille commencèrent à refaire surface, et le regard de Kant s’assombrit. Que c’était-il donc passé ?

« Nous y sommes arrivé, dit Anne d’une voix réconfortante, l’explosion du palais royal a presque suffit à détourner l’attention de tous les miliciens, sans parler des soldats ! Grâce à notre intervention, l’immense majorité des condamnés ont pu prendre la fuite. »

« Deux d’entre nous y sont restés, tempéra Prosper sur un ton grave. Nous venons tout juste de leur offrir une sépulture à la hauteur de leur courage. »

À ces mots, Kant sentit son cœur se serrer : il se sentait pleinement responsable du sort funeste de ses camarades. Pour l’aider à dissiper la culpabilité qu’elle lisait en lui, Anne insista sur le succès des plans qu’ils avaient imaginé et sur le courage des civils qui, une fois libérés, portèrent assistance au reste des troupes. Elle souligna aussi le fait que, plus de deux jours après les événements, aucune nouvelle arrestation ou condamnation n’avait eu lieu.

« En revanche, reprit vigoureusement Prosper, maintenant c’est à toi de nous apporter des réponses ! Que s’est-il passé dans l’arrière-boutique dans laquelle tu t’es engouffré ? Qu’est-il arrivé à Enzo ? Et surtout, comment t’en est-tu sorti ? »

« C’est vrai, souligna Anne, j’ai aperçu très distinctement le Colonel Alphazoulou et ses hommes pénétrer dans l’épicerie où tu te trouvais. Nous nous attendions au pire, prêts à intervenir, mais finalement, ils sont ressortis… sans toi. »

« Comment leur as-tu échappé ? » Insista Prosper.

Mystérieusement, les joues de Kant s’empourprèrent de honte. Il se souvint.

***

     Le bruit de bottes s’approchait inexorablement. Dans l’état d’épuisement dans lequel il se trouvait, il n’y avait aucune chance pour que l’apprenti commandant révolutionnaire puisse échapper aux soldats qui s’apprêtaient à le cueillir. Mais, tandis qu’il se résignait, Kant fut irrésistiblement attiré par un étrange coffret métallique qui jonchait les décombres. L’emblème royal de Wakopol ornait le couvercle. Dans la précipitation, il s’en saisit et l’ouvrit : à l’intérieur reposait un fruit d’un violet profond et envoûtant, dont les formes exquises lui donnaient l’allure d’une œuvre d’art sculptée par la nature elle-même. Il n’y avait aucun doute possible, dans ses mains ensanglantées, Kant tenait là un fruit du démon*. Les secondes s’étirèrent, paraissant des heures. Tenait-il là son salut ? Était-ce réellement le démon demeurant dans ce fruit qui, d’une voix sourde, l’appelait inlassablement depuis tant de jours ? Ou était-ce simplement son imagination ? L'unique certitude qui s'imposa à l'esprit de Kant à cet instant fut qu'il n'avait d'autres choix que de s'appuyer sur ce nouveau pouvoir s'il espérait avoir ne serait-ce qu'une chance d’échapper à la Marine. Sans plus attendre, il prit une bouchée généreuse.

    Tandis que l’étrange sensation qu’un pouvoir nouveau envahissait tout son être, Kant eut un éclair de pensées pour tous les maudits de la mer qu’il avait croisé au cours de son existence. Il se souvint d’anciens visages, de pouvoirs spectaculaires, d’autres ridicules ; puis il se souvint d’Hayase, la lapine, ou Prosper, le furet. Que pouvait bien donc lui réserver ce fruit ? Une poignée de seconde avant que le Colonel et ses soldats ne fassent irruption dans la pièce, Kant mobilisa le peu d’énergie qu’il lui restait pour tenter d’activer ses nouveaux pouvoirs. Il contracta tous ses muscles, s’étira de tout son long, sautilla sur place : rien ne se produisit. Alors, tandis qu’Alphazoulou posait le pied sur le dernière marche, Kant, prit de panique, balaya une dernière fois la pièce du regard, aperçut une chaise, puis, soudainement, se transforma.

« Quelle puanteur ! s’exclama le Colonel en débarquant dans la pièce. Mais ?! C’est Enzo Tangocharlie ! »

« Affirmatif mon Colonel ! répondit l’un des soldats. En s’avançant vers le second cadavre jonchant le sol, il reprit. Et ici, Ashrim Coover, le commandant de la milice Malicieuse… »

« Ces ordures se sont entre-tuées ! Tangocharlie, enfoiré de traître, moi qui m’étais juré de lui faire la peau ! »

Le Colonel parcourut la pièce d’un regard suspicieux, comme s’il cherchait à déceler tous les détails de la scène de crime. Il n’y avait rien, mis à part les décombres de meubles fracassés et deux chaises, se faisant face de part et d’autre de la pièce. Kant, immobile et atterré, comprit qu’il était l’une d’elles.

« Bon, retournons là-haut ! ordonna le Colonel. Voyons si nous pouvons arrêter une ou deux de ces déchets de révolutionnaires, ces deux-là, ils ne bougeront pas. »

À ces mots, Alphazoulou et ses hommes remontèrent.

***

« Alors ? » s’impatientait Prosper.

« Je… »

    Kant balbutia une réponse farfelue, omettant de préciser l’exiguïté de la pièce et expliquant qu’il était parvenu à se cacher, avant de s’enfuir à son tour pour rejoindre ses camarades. S’il rougissait de honte, c’est qu’il ne pouvait tout simplement pas avouer à ses amis qu’il venait de sacrifier ses talents de nageur pour obtenir les pouvoirs… d’une chaise. Le fruit du démon de la chaise, pensait-il, bien sûr, fallait que ça tombe sur moi ! Il n’était pas au bout de ses surprises…  

    La journée s’écoula, puis d’autres suivirent. Une fois remis de ses blessures physiques, Kant constata avec joie que toute la peine qui l'accompagnait depuis Innocent Island s'était aussi finalement estompée. Anne et Prosper y étaient pour beaucoup. Privées de leur ancien repaire en raison de la trahison d’Enzo Tangocharlie, les forces révolutionnaires d’Absurde s’étaient établies en lisière de la ville, à l’orée d’une forêt. Poussée par ses camarades, Anne prit la tête du commandement. Le succès de leur opération de sauvetage avait eu comme conséquence heureuse et inattendue d'attirer de nouvelles recrues, l'opinion publique quant à la Révolution et à l'intégrité de ses troupes s'étant considérablement améliorée. De plus, les richesses dérobées à Wakopol permirent à Anne d’acquérir de nouveaux équipements, ainsi que d’assurer la sécurité de ses hommes en lui permettant d’acheter et corrompre de nombreux officiels du royaume. La résistance au joug du tyran avait de beaux jours devant elle.
 
* Fruit mangé par Kant:
  • https://www.onepiece-requiem.net/t25513-fiche-technique-de-kant
  • https://www.onepiece-requiem.net/t25484-presentation-de-kant